Des requins et des hommes : médiocrité du débat public médiatique à La Réunion et enjeux politiques de l’environnement
6 août 2012Retour de vacances : les unes de presse et les articles des blogs d’information réunionnais me sautent littéralement à la figure. Les requins, bien sûr. Aujourd’hui même, reprise du thème par la presse nationale : dans Libération comme dans Le Monde, et plus encore sous la plume des journalistes locaux, les requins « attaquent » les hommes. On parle de « risque », le pathos dégouline dans les commentaires, on s’y invective aussi : des camps se forment, à grands coups de catégorisations stéréotypées. Passent pêle-mêle les « écolos » (forcément « bobos », et forcément inattentifs à la douleur des familles et au respect de la vie humaine…) ; les « scientifiques (qui, forcément, « trainent » pour mener des recherches « inutiles et couteuses »…) ; la réserve marine (qui a forcément été imposée « d’ailleurs » : ici, l’étranger à combattre et à dénoncer est simple et toujours disponible, c’est la métropole, source de tous les maux réunionnais…) réserve marine qui, même si personne n’a la moindre information à son sujet, est forcément la clé du comportement des requins puisqu’elle leur sert forcément de garde-manger et les attire ; les politiciens qui, forcément, tapent du poing sur la table, et réclament de l’action et non plus de la concertation… Accumulation sidérante de clichés : le spectacle et le bruit médiatique et politique, là où un peu de silence aurait favorisé si ce n’est la découverte d’une solution (à mon avis, il n’y en a pas), du moins la possibilité de poser le problème.
Que dire dans tout ce fatras insensé ? Faut-il vraiment prendre position dans ce bourbier ? Ajouter du bruit au bruit ? Premier réflexe : se taire, ne plus ouvrir de journal, oublier le vide sidéral du « débat » médiatique sur le net… Oui, mais quand même ! Je suis chercheur, et mon travail consiste à comprendre les relations entre l’homme et la nature, ainsi que les phénomènes de communication ! De plus, j’enseigne dans une formation au journalisme. Et par ailleurs, j’ai mené et publié une longue enquête ethnologique sur un sujet pas si éloigné, puisqu’il concernait les relations entre une société et des animaux marins sur un littoral protégé, ce qui me donne quelques connaissances, quelques intuitions et quelques lectures d’avance.
Bref, écrire pour comprendre et mettre un peu à distance, pourquoi pas. Ce billet va toutefois être un billet d’humeur : je ne peux pas faire comme si je n’étais pas en colère quand je lis la presse réunionnaise. Je ne vais pas adopter le ton de l’universitaire qui aurait mené un terrain et qui pourrait analyser des faits sociologiques et exposer des logiques empiriquement observées (j’ai tout de même lu une bonne partie des articles portant sur les requins depuis 2011) mais je vais tenter d’ouvrir quelques pistes, en attendant qu’un ou une étudiant(e) accepte de faire une véritable enquête sur le thème des requins et des hommes à La Réunion. Et je vais, puisqu’on parle de mer, dériver : vers d’autres thèmes, de fil en aiguille, pour ne pas en rester aux requins, mais en profiter pour explorer quelques aspects de ce que je perçois de la société réunionnaise. Modestement tout de même : je n’y vis que depuis un an !
Un « risque » requin ?
Première remarque, d’ordre lexical, mais qui a des répercussions sur le contenu des débats : la presse, reprenant les propos de certains politiciens, évoque le « risque » requin. A ma connaissance, le terme de « risque » relève d’un champ lexical de type probabiliste. Le mot « risque », « désigne un danger, un inconvénient plus ou moins prévisible » […] c’est « l’éventualité d’un événement futur, soit incertain, soit d’un terme indéterminé qui causera un dommage » (Le Robert).
« Risque » est donc utilisé dans le cas qui nous occupe comme un synonyme du mot « danger ». Mais c’est un synonyme qui n’est pas anodin. Car derrière l’idée probabiliste d’un risque, c’est-à-dire d’un événement pouvant intervenir de manière occasionnelle, le discours politico-médiatique gomme l’essentiel : en lieu et place d’un risque, on a en réalité une certitude, celle que l’océan Indien et plus particulièrement les côtes réunionnaises ont toujours été peuplées de très nombreux requins et qu’il a toujours été dangereux de s’y baigner. Plusieurs textes anciens, remontant au XVIIIème siècle, en attestent. Voir par exemple ce site qui en cite plusieurs. « La mer tout à l’entour de l’île est remplie de requins, ce qui fait que l’on n’oserait s’y baigner » indique ainsi un Rapport de la Compagnie des Indes en 1708.
Un saut sur le site Gallica de la BNF, et une recherche à travers quelques récits de voyage, le confirment aisément. La présence de requins dangereux pour l’Homme à La Réunion est une évidence ancienne, que le mot « risque », mis à la place de celui de « danger », a pour tâche, semble-t-il, de faire oublier. Comment interpréter ce fait discursif ? Sans doute, du point de vue des politiciens, s’agit-il de vendre « l’île intense » tout en l’expurgeant de toute intensité, de tout danger : l’île intense doit être sous contrôle pour que l’on puisse y consommer une intensité sans risque, une intensité gérée, destinée au marché du tourisme, simple réservoir d’aménités, jolies plages et doux cocotiers. L’océan indien transformé en vaste piscine à vague, en somme…
Par ailleurs, personne pour le moment n’insiste sur les conduites à risque, en particulier dans les milieux sportifs, conduites qui font pourtant l’objet d’une psycho-sociologie spécifique. Pas plus que ne sont cités les nombreux travaux sociologiques sur la notion de « risque », en particulier dans le domaine des relations entre sciences et société, ou dans celui des questions environnementales.
Un débat public médiocre et un journalisme sans investigation
Les journalistes ont sans doute mieux à faire que lire les sociologues. On ne pourrait les en blâmer… du moins s’ils produisaient un minimum de travail d’investigation, ce qui n’est pas le cas. Les articles que j’ai pu lire, dans les sites web de la presse locale, sont d’une indigence affligeante : simples reprises de propos vagues, mis en forme vaguement dans une langue approximative. Aucune enquête approfondie digne de ce nom, ni sur le milieu des surfeurs, ni sur le travail des biologistes, ni sur les connaissances dont on dispose aujourd’hui sur les effets d’une réserve marine sur l’écosystème, etc. Pas d’interview de biologistes du domaine, pas d’interview de sociologues du sport – les uns et les autres étant pourtant présents à La Réunion -, et surtout aucun savoir mobilisé. On se contente la plupart du temps de quelques micros trottoirs (« les habitants de Saint Paul pensent que… »), des sempiternelles citations du surfeur de service qui en appelle à sa mémoire sans que le journaliste ne vérifie quoi que ce soit (« depuis 1967,je n’ai jamais vu ça »), et surtout on ressasse la parole des politiciens, dont les propos sont repris à satiété, comme s’il s’agissait de parole d’évangile. La polémique est elle-même citée en boucle, la presse se transformant alors en chambre d’écho de son propre discours. Le reste relève de la rumeur, d’un bla-bla indigne de toute rigueur argumentative.
Il faut attendre un article du Monde (rubrique « Planète » du 1er août 2012) pour voir les premiers chiffres évoquant – sans source citée cependant – des statistiques correspondant aux décès dus aux requins dans le monde. Première bribe d’information factuelle, pouvant être utilisée pour raisonner.
On assiste finalement à une réduction des raisonnements à des facteurs simples et isolables : comme si le fonctionnement d’un socio-éco-système aussi complexe que peut l’être celui d’un littoral ouvert au tourisme, politiquement géré et proche d’une réserve marine, pouvait se résumer à quelques causalités uniques et uniformes quant à leurs effets. Inévitablement, tout cela favorise le gros bon sens populaire et les recettes démagogiques.
Le débat public médiatique réunionnais est médiocre, même s’il n’a guère à envier à celui de la métropole. Je ne dis pas que, par nature, les journalistes locaux seraient incompétents. Ils sont comme leurs collègues métropolitains enserrés dans un système qui leur interdit tout véritable travail d’information, en partie à cause des conditions structurelles de production de la presse (urgence constante, smicardisation des journalistes, faible diversité des supports de presse, idéologie du marketing, incapacité à saisir la complexité des phénomènes, méconnaissance des publics et des enjeux culturels de la communication, etc.). Un retour réflexif sur les formations au journalisme serait également indispensable, en particulier dans ma discipline, qui a formé une partie du champ professionnel français, et qui n’a pas forcément à en être fière.
Dépasser les raisonnements simplistes et penser la complexité
De quoi parle-t-on en fin de compte, autour de ces « attaques de requins » ? Et qu’oublie-t-on d’essentiel ? A mon sens, ce qui importe, c’est de comprendre la situation actuelle comme une situation d’interaction entre deux (ou plusieurs) espèces, et surtout de ne pas la réduire à une seule des composantes de l’interaction. On ne devrait pas parler d’attaques de requins, mais d’une situation d’interaction entre des requins et des usagers de la mer (surfeurs, mais aussi politiciens, opérateurs de tourisme, pêcheurs, scientifiques, etc.). Quand j’ai travaillé avec des biologistes sur les attaques de goélands sur des baleines en Argentine, et sur les répercussions sociales de ce phénomène, les biologistes n’ont commencé à poser le problème correctement qu’à partir du moment où ils ont adopté un raisonnement probabiliste portant sur les rencontres entre les deux espèces animales. Et de mon côté, je n’ai avancé dans la compréhension des problèmes environnementaux qui se posaient à cet endroit qu’à partir du moment où j’ai réussi à décrire la situation en termes d’interaction entre trois espèces (goélands, baleines et humains) et en situant précisément ces interactions dans leur contexte à la fois historique, anthropologique, topographique et discursif. Autrement-dit, il s’agit de dépasser les raisonnements causalistes simplistes et de penser des agencements entre des phénomènes intentionnels (choix politiques et économiques, jeux d’acteurs, migrations de populations, déchets de la surpêche, etc.), des phénomènes structurels non intentionnels (topographie d’un territoire, adaptation d’espèces animales à un environnement qui change, effets de la division du travail dans les entreprises d’éco-tourisme, etc.) et des phénomènes discursifs (lois sur l’environnement, discours sur le développement durable et le tourisme balnéaire, discours et genres médiatiques, imaginaires sociaux et littéraires, etc.).
Ensuite, on ne part pas de rien en ce qui concerne la réflexion sur les relations conflictuelles entre les humains et certains animaux. En 2009, la revue Ethnologie française a ainsi consacré l’un de ses numéros aux « Animaux de la discorde » : rats qui prolifèrent, oies bernache qui envahissent les jardins au nord des USA et au Canada, loups dans les zones urbaines en Suède, etc. On peut aussi penser aux ours canadiens qui agressent les passants dans les grandes villes, à la recherche de nourriture dans les poubelles. La situation réunionnaise n’est pas une exception scandaleuse qu’une saine et virile politique d’extermination des requins permettrait de résoudre en deux temps trois mouvements. Partout sur la planète, les humains empiétant sur les territoires des animaux (extension des villes au détriment des campagnes, développement de l’éco-tourisme, sports de nature, etc.) entrent en concurrence avec d’autres espèces. Partout, à force de modifier ou de détruire des équilibres fragiles, et de prétendre intervenir politiquement et scientifiquement sur des territoires, on se heurte aux conséquences non intentionnelles de nos actions. Et partout, à peu près dans des conditions similaires, se déclenchent des polémiques médiatiques et des débats publics autour de la question du « risque ».
Tout cela ne constitue pas des phénomènes inconnus, ni radicalement nouveaux : un minimum de culture ethnologique, historique, communicationnelle ou environnementale permettrait, a minima, d’éclairer la décision publique, et de faire oublier les mirages des solutions simples, rapides et efficaces basées sur le volontarisme politique. La plupart du temps, il n’y a pas de solution éthique et équilibrée qui permettrait à la fois de respecter la biodiversité et le patrimoine naturel en même temps que de sauvegarder telle activité économique, ou tel usage culturel d’un territoire. On sait d’avance qu’il y aura du conflit, de la négociation, et donc des gagnants et des perdants. Et s’il n’y a pas de solution éthique, c’est parce que nous nous heurtons à des problèmes que les discours sur le développement durable masquent, intentionnellement ou non, mais qui laissent croire que le développement (à la fois économique et démographique) serait compatible avec le respect de l’environnement, pour peu qu’on « gère » rationnellement la planète. Ce que j’ai pu comprendre de mon expérience ethnologique en Argentine, c’est qu’en réalité l’expression « développement durable » est un oxymore, une contradiction. Et je suis loin d’être le seul à m’en être rendu compte : le forum de l’association Nature-Sciences-Société Dialogues, qui réunit régulièrement des centaines de spécialistes d’environnement et de développement, a même débuté sur ce constat lors de son édition de 2011, à Paris (écoutez en particulier l’enregistrement de la table ronde “Le développement durable, une idée dépassée ? “). Il ne peut pas y avoir de développement durable si on entend par là une politique de croissance économique qui serait à la fois respectueuse de l’environnement, des identités culturelles et d’un fonctionnement démocratique sain : le développement est avant tout une prédation, une consommation. Consommation par les forts des territoires, des ressources ou des cultures des Autres, en général des plus faibles. Le développement, cette « croyance occidentale » pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Gilbert Rist, est une idéologie. C’est l’idéologie qui légitime actuellement et depuis bien longtemps la dynamique de destruction opérée par le capitalisme à l’encontre des cultures et des écosystèmes au seul profit de l’économie marchande.
Une enquête intéressante sur les interactions entre les requins et les humains à La Réunion n’aurait une chance d’aboutir à un résultat pertinent que si elle prenait en compte la multiplicité et l’hétérogénéité des médiations (sociales, matérielles et symboliques) qui construisent cette relation : pas uniquement des surfeurs face à des requins, mais un ensemble d’acteurs économiques et politiques qui vendent le développement durable depuis des années comme une solution éthique et équilibrée au lieu d’affronter la contradiction qui existe entre développement (économique et démographique) et respect de l’environnement et des cultures humaines. C’est pourquoi, il y a peu de chance qu’une solution pérenne et responsable soit trouvée si on se contente de marquer des requins et d’en mener l’étude du point de vue de la seule biologie marine. Seule une enquête interdisciplinaire approfondie et longue, portant sur l’ensemble des interactions mises en jeu, ainsi que sur les discours d’accompagnement du capitalisme vert, pourrait déboucher sur une connaissance pertinente. Et encore faudrait-il que les acteurs de cette interdisciplinarité n’oublient pas, ce qui est souvent le cas dans ces contextes de recherche, d’être critiques.
Ce serait long, difficile et incertain : voilà les seules certitudes que l’on peut avoir sur la manière d’analyser la situation réunionnaise de manière pertinente.
Un enjeu politique : développer une infrastructure intellectuelle
J’aimerais terminer par une réflexion au moins aussi problématique et inévitablement imprégnée d’enjeux idéologiques que celle qui précède. Si l’actuelle démagogie politicienne est possible et si fréquente en matière d’environnement à La Réunion, et si le « y’a qu’à faut qu’on » arrive à s’exprimer si souvent et si ouvertement, en rencontrant un écho si favorable, alors cela fait aussi partie du problème. Car si le champ politique et journalistique peut se contenter de discours aussi simplistes, c’est que dans l’entourage personnel, institutionnel et politique de celles et ceux qui propagent ces idées, personne ne doit avoir l’idée de les critiquer ou de les refreiner. En tant qu’enseignant, je suis par ailleurs frappé par le manque d’esprit critique qui existe chez une bonne partie des étudiants. Tout cela est bien entendu intuitif, et ne repose sur aucune enquête, mais il me semble que ces deux phénomènes que je perçois, dans la pratique, concordent : tout peut être dit à La Réunion, et son contraire également, et la jeunesse de cette île n’est pas encouragée culturellement et socialement à exercer son esprit critique. Il me semble que La Réunion manque encore de ce que j’appellerai une « infrastructure intellectuelle » solide. L’université ne forme pas assez d’intellectuels critiques. Elle forme beaucoup trop – et elle légitime avant tout – des professionnels, compétents dans des métiers précis. C’est certes nécessaire compte tenu du taux de chômage important dans l’île. Mais c’est une réponse à court terme, qui ne peut que renforcer le problème à résoudre : celui de l’aliénation. Car former des professionnels (ingénieurs, techniciens, journalistes, professionnels du droit, de la communication, du travail social, etc.) ne permet pas aux étudiants formés d’intervenir à haut niveau dans la société réunionnaise, ni de se constituer en « penseurs » de l’avenir, en inventeurs de leur futur. Une jeunesse formée techniquement, n’est pas une jeunesse formée à penser l’avenir : elle n’est qu’une jeunesse ajustée, conformée, usinée, de manière à occuper les emplois que ses aînés ou les dominants d’aujourd’hui lui auront laissé, lui auront désigné.
« Telle est ta place : travaille et accepte ton sort, car le monde est tel qu’il est et nous ne le changerons pas ! » semble dire l’université à sa jeunesse. Former des techniciens (de la science, de la culture, de l’information, de l’informatique, de la communication, du marketing, etc.), ce n’est pas préparer l’avenir d’une société : c’est se baser sur le monde tel qu’il est pour faire en sorte que rien ne change jamais des rapports de domination.
J’ai une tout autre conception du rôle de la connaissance dans une société, à La Réunion ou ailleurs : la connaissance est subversive ou n’est pas. Elle n’a d’autre but qu’elle-même, et c’est là son principal intérêt : ne servir à rien. Car servir, c’est toujours servir les intérêts de quelqu’un. L’université peut former des techniciens, des ouvriers, pourquoi pas. Je suis moi-même passé par des formations de ce type. Mais elle doit aussi faire tout son possible pour former des intellectuels critiques, et diffuser des connaissances sans objectif utilitariste. Ces formations existent, mais sont minorées et mal connues dans toute la société réunionnaise : il s’agit des formations à la recherche par la recherche. Même si je suis assez critique à l’égard de certains aspects de l’université et des sciences humaines et sociales, je reste persuadé que les formations de haut niveau d’exigence critique, telles que le doctorat, sont un bon moyen d’introduire dans une société des gens qui, progressivement, pourront en changer la nature car ils auront acquis les outils conceptuels et pratiques qui les aideront à penser par eux-mêmes tout en s’insérant dans des collectifs. C’est une des conditions structurelles pour espérer, sortir – peut-être ! – du cycle délétère de la démagogie, du clientélisme, et des rapports de domination tout en se donnant les moyens d’inventer un futur où les activités humaines seront compatibles avec leur environnement naturel et culturel.
Bin oui, et je pense qu’aujourd’hui les discours simplistes sur “le pour ou contre” le requin viennent du fait que l’on est sans cesse obligé de se définir. je le vois autour de moi. Exister en “binaire”. Une façon d’être entendu assez violente et radicale. Positivement en tout cas le réunionain aime son requin et il y tient…sans rien dire!
Au revoir! et bonne journée!
Dépêche de l’AFP du 3/11/2012 : le Parc National des Cévennes prend position contre le loup, demandant à être une zone d’exclusion pour le loup. : “Ainsi que nous le répétons depuis un an, le loup n’est pas approprié à l’agro-pastoralisme pratiqué ici” a déclaré le Maire d’une commune avoisinante du parc. Question : lui reste-il encore un territoire? Ou tout devient réservé aux hommes? Encore un “animal de la discorde” avec le risque loup! Le méchant loup des contes a encore malheureusement de bien beaux jours devant lui…
Voilà enfin une conception réaliste et raisonnable du “risque requin” qui se base sur la notion d’interaction homme-animal et qui tient compte du contexte global de ces interactions :
http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/05/09/les-conditions-de-la-rencontre-alimentaire-requin-homme-sont-reunies_3174807_3244.html
En attendant, à La Réunion, la parole des politiques et les productions médiatiques ne dépassent toujours pas le simple sens commun ni la pure démagogie…
Le sujet que vous invoqué ici est très intéressant. Mais entre la problématique du requin que je ne maîtrise pas du tout et celui de la nécessité de production d’esprit critique à l’Université, que je maîtrise encore moins, je choisi de réagir à la seconde.
Mais avant toute chose, l’assurance de la solidité du raisonnement que l’on peut trouver dans cet article (avec ou sans enquête) mérite à mon humble avis d’être pointée et d’être particulièrement saluée. Elle témoigne ma foi de la « passion » qui au-delà d’un « esprit critique » (dans l’idée que j’ai de ce concept) est tout aussi utile pour faire évoluer les choses. En effet, avoir un esprit critique c’est bien, mais encore faut-il avoir le temps et le courage de le manifester d’une manière aussi tranchée et d’en faire profiter tout le monde. Sur ce point je ne peux que féliciter l’auteur.
Ceci-étant, avant de vous rejoindre dans vos certitudes, j’aurai deux questions à vous poser. La première est toute simple : qu’entendez-vous ou juste par « esprit critique » ? quelle est donc la nature de cette chose définitivement inaccessible en formation pro., pourtant nécessaire à ceux et celles qui veulent penser l’avenir et inventer leur futur ? Quelle est cette chose qui permettrait à ceux qui la possède (via un doctorat éventuellement) de lutter contre « des rapports de domination », des rapports que les étudiants en formation pro. ne pourront que subir ou pire cautionner sans le savoir ?
La seconde est : comment peut-on revendiquer l’inutilité d’une chose tout en lui assignant, dans son essence une immense responsabilité. Je m’explique ou plutôt je vais essayer de vous suivre dans votre raisonnement. Vous dites que la connaissance « …n’a d’autre but qu’elle-même, et c’est là son principal intérêt : ne servir à rien. Car servir, c’est toujours servir les intérêts de quelqu’un. » pour ajouter un peu plus loin : « je reste persuadé que les formations de haut niveau d’exigence critique, telles que le doctorat, sont un bon moyen d’introduire dans une société des gens qui, progressivement, pourront en changer la nature car ils auront acquis les outils conceptuels et pratiques qui les aideront à penser par eux-mêmes tout en s’insérant dans des collectifs. ». En d’autres termes la connaissance qui à la base ne sert à rien, est acquise au final pour servir tout le monde en changeant (dans le bons sens, soit) la nature de la société ?
Non seulement, la connaissance ne sert à rien, mais en plus, seuls ceux qui la possède – les intellectuels qui auront été formés en recherche par la recherche – pourront espérer changer les choses et abolir des rapports de domination, qui seront perpétués par des professionnels qui eux n’auront pas eu l’esprit critique que l’université aurait du faire naître dans leur parcours…c’est un peu compliqué !
Je me trompe peut-être, mais il me semble que les prémices des rapports de domination que l’on tente de combattre dans notre société, naissent également des types de discours qui posent certaines catégories de personnes (les intellectuels par exemple) ou des parcours spécifiques (recherche par exemple) – dans un espèce de déterminisme structurel institutionnel ou peu importe – comme étant les détenteurs exclusifs d’un potentiel tel que « l’esprit critique », qui pourtant est l’apanage de l’humain d’abord, avant d’être celui des universitaires ou des politiques ou des partons d’entreprises, etc. La réalité politique, sociale, économique nous dit peut-être le contraire, mais c’est aussi cette même réalité qui nous confirme ces propos.
J’en veux pour preuve le professionnel qui décide un beau jour d’exercer son « esprit critique » dans un autre domaine que le sien et qui n’a pas attendu d’avoir un doctorat de quoi que ce soit pour réfléchir par lui-même et de décider d’une nouvelle ère dans sa carrière. Pas plus que le professionnel qui un beau jour décide de continuer à exercer son « esprit critique » dans son domaine et qui n’attendra pas d’avoir un doctorat de quoi que ce soit pour réfléchir par lui-même et de décider de ce qui peut l’épanouir intellectuellement ou non.
Si un employé d’une boîte de communication n’a pas toujours l’occasion d’émettre une critique (surtout négative) à l’encontre d’un projet proposé par son boss, l’enseignant chercheur n’a pas plus de marge de manœuvre pour impulser certains changements au sein du système institutionnel qu’il critique (cf. les autres articles sur ce site).
Les parcours sont différents et donc les acquis le sont aussi, les domaines d’exercices sont différents et les formes d’avilissements intellectuels qui peuvent exister dans chacun de ces domaines sont aussi de natures différentes, il n’y a rien à dire de ce côté-là, c’est l’évidence même.
Par contre de là à croire qu’un parcours plus qu’un autre, possède les clefs du changement social parce que seul formateur d’ « esprit critique », à mon humble avis c’est un peu beaucoup. Tout cela dépend bien évidement – et la je referme la boucle – de ce qu’on entend par « esprit critique » et nous revoilà à ma première question.
Tout d’abord, désolé de vous répondre si tardivement, mais je n’avais tout simplement pas vu votre commentaire. Vos remarques sont intéressantes. Tout d’abord, quelle serait la définition d’un “esprit critique”. Il faut déjà se départir d’une conception de la critique comme une compétence, une aptitude intellectuelle innée chez tous les humains. Car ce n’est pas dans ce sens que la notion – assez vague il est vrai – de “critique” est utilisée, en particulier dans les sciences humaines et sociales ou dans les lettres. La notion de “critique” fait plutôt référence à la philosophie des Lumières, et plus précisément à un texte célèbre d’Emmanuel Kant : “Qu’est-ce que les Lumières ?”. Vous trouverez la traduction de ce texte à cette adresse : http://lvc.philo.free.fr/Kant-Lumieres.pdf
Ce texte de vulgarisation de la philosophie des Lumières, a été publié en 1784 dans une revue berlinoise (Berlinische Monatsschrift) qui avait lancé un appel à contribution ouvert aux philosophes, en leur demandant d’expliquer ce que signifiait la philosophie des Lumières. Kant y développe deux idées maitresses :
– L’humanité, doit sortir d’un état de « minorité » (d’assujettissement, d’aliénation) en faisant un usage libre et public de sa Raison. L’homme est lui-même coupable de son état de « minorité » (par paresse et lâcheté). Cette libération souhaitée par Kant est à la fois un processus en train de se dérouler (au moment où il écrit sur l’actualité de la philosophie des Lumières) et une obligation morale. Elle engage à la fois le collectif et chaque individu.
– Il faut distinguer ce qui relève de l’obéissance de ce qui relève de l’usage de la raison. Kant distingue entre un usage public de la raison (qui doit être libre) et une obéissance privée dans le cadre des fonctions qu’un individu assume au service de l’État : il y a là inversion, innovante à l’époque, de la conception de la liberté de conscience individuelle qui prévalait au XVIe siècle. L’usage public de la raison est défini comme celui qui est fait à titre de savant devant le public entier des lecteurs. Il s’agit, pour Kant, de passer de « Obéissez, ne raisonnez pas » à « Raisonnez, mais obéissez ». L’histoire de la Révolution française a cependant montré que les Lumières ont conduit non seulement à raisonner, mais aussi à désobéir, les deux n’étant sans doute pas séparables… Mais Kant écrivait à l’époque dans une société dirigée par un despote certes “éclairé”, mais un despote tout de même. On peut donc penser qu’il se montrait prudent en enjoignant au lecteur de raisonner tout en “obéissant”.
Par extension, la “critique” (qui ne consiste donc pas à opposer une opinion de dominé à la doxa des dominants), signifie l’usage de la Raison, et se traduit, dans l’enseignement, par l’exposé et l’apprentissage de concepts, de catégories, de méthodes, etc., aptes à donner à celui ou celle qui les mobilisera des clés de lecture du monde qu’il pourra utiliser, publiquement, dans ses raisonnements, raisonnements qui devront contribuer à la construction d’un “sujet” (d’un individu) libéré des dominations séculières (pouvoir des Princes, pouvoir de l’argent, etc.) ainsi que des dominations religieuses.
Ensuite, il y a la question de l’utilité (ou de l’inutilité) de la connaissance. Si j’insiste autant sur l’enjeu d’une conception non utilitariste de la connaissance, c’est par réaction face à l’utilitarisme borné, voire face aux tentatives de reprises en main presque totalitaires, dont l’université et la recherche sont l’objet de la part des divers gouvernements qui se succèdent depuis les années 2000, et qui appliquent exactement la même politique qu’ils soient de droite ou qu’ils se prétendent “de gauche”. Car aujourd’hui, le pouvoir de l’argent est malheureusement l’une des contraintes qui structurent (ou déstructurent) la production des connaissances universitaires, et qui exigent de la recherche une rentabilité à court terme, au service de l’économie capitaliste. Il ne s’agit plus, ça va de soi pour nos déplorables tutelles politiques, de mettre le savoir au service de l’émancipation de la population.
Si on prend la notion de “critique” au sens d’un impératif de raisonnement public visant à construire une position de sujet non aliéné, en s’appuyant sur des concepts maîtrisés et sur des formes de raisonnement normées et validées publiquement, alors les parcours doctoraux sont une bonne manière d’accéder à la critique. Tout simplement car l’idée même d’une science “positive”, c’est à dire capable de démontrer ce qu’elle avance, tout en se dégageant de l’opinion commune, est directement issue de la philosophie des Lumières, et peut-être même autant de l’empirisme anglo-saxon qui nait un peu avant, dans la seconde moitié du XVIIème siècle en Angleterre. Dans les deux cas (tradition kantienne des Lumières ou tradition empiriste), les textes des auteurs de l’époque montrent une forte méfiance à l’égard de l’opinion publique et, très important, de l’argent qui s’oppose à la nécessaire liberté du chercheur (ou du “savant”, pour reprendre le lexique de l’époque). C’est pourquoi, c’est avec l’idée d’une science empirique que naissent également les prémisses du fonctionnariat (voir ici, pour quelques idées sur cette origine : http://revel.unice.fr/alliage/?id=3805). Car seul le fonctionnaire, dans l’idéal jamais réalisé mais toujours souhaité des sciences depuis le XVIIème siècle, pouvait se dégager des enjeux mercantiles ou des lubies des Princes qui, auparavant, finançaient les savants (et qui s’en débarrassaient aussi vite que les besoins qu’ils en avaient disparaissaient, ou quand leurs idées n’allaient pas assez dans le sens des idées du Prince).
En ce qui concerne les formations “pro” (en particulier à la communication ou au journalisme), le problème n’est donc pas “l’esprit” critique de telle ou telle personne : en effet, chacun peut s’opposer à son patron, pour autant qu’il en ait le courage. Le problème est plus structurel : ces formations sont évaluées sur la base de l’insertion professionnelle des étudiants. Autrement-dit, sur la base des besoins des entreprises de presse et de communication. Or, ces besoins sont eux-mêmes liés à l’économie de marché. Dans ces conditions, on ne peut pas attendre de ces formations pro qu’elles aient un pouvoir de transformation sociale et d’émancipation, puisque c’est sur des bases opposées qu’elles se structurent et que l’État les évalue. Les choses seraient bien différentes si, rêvons un peu !, on évaluait les formations professionnelles sur la base de leur capacité à transformer une profession (par exemple celle de journaliste), et à entrer en conflit avec les idéologies du marché, ou avec la doxa médiatique. Mais dans la mesure où vos principaux enseignants sont des professionnels, et comme les enjeux principaux des étudiants sont de trouver un job rapidement, on voit mal comment un véritable “esprit critique” (au sens kantien) pourrait avoir sa place dans ces formations. C’est cela que je trouve déprimant… Il faudrait développer une énorme énergie, au sein des universités, pour orienter les formations pro dans un sens émancipateur. Et pour cela, il faudrait non seulement l’adhésion des collègues à ces idées d’émancipation sociale, culturelle et politique, mais aussi celle des tutelles (qui s’y opposent, je l’ai dit plus haut), celle des étudiants (quand on prend l’exemple de l’UNEF, force est de constater qu’ils sont au service du gouvernement en place, ou à la recherche d’avantages sectoriels, mais surtout pas d’une émancipation généralisée de l’université…), et évidemment celle des employeurs… C’est pas gagné… Et ce n’est pas faute d’avoir essayé, car nous sommes nombreux à avoir lutté contre les réformes impulsées par le gouvernement Sarkozy, et renforcées dans leurs pires effets par le gouvernement Hollande. Mais nous avons du faire face, entre autre, à une féroce désinformation médiatique qui n’a pas aidé la population à cerner les enjeux et la complexité de ces réformes. Aujourd’hui, j’estime qu’il est trop tard : la recherche et l’université ont été mises, pour longtemps je le crains, au service de l’utilitarisme le plus étroit, du marché, de l’innovation technologique, bref, au service de la connerie généralisée et de la lutte de tous contre tous. Cette mise au service du capitalisme et des puissances politiques a toujours été tentée par les gouvernement, mais rarement avec autant de réussite que dans la France des années 2000.
Enfin, dernier point important à mes yeux, celui de la temporalité : acquérir des compétences théoriques permettant de faire un usage public de sa raison sans que ça se transforme en une vulgaire rhétorique, cela demande de ne surtout pas être dans des situations d’urgence lors de sa formation. Or, ce que je trouve dramatique avec les formations professionnelles au journalisme et à la communication, c’est l’injonction à l’urgence. Les professionnels de la profession vous inculquent l’idéologie de l’urgence, là où le recul critique ne peut s’acquérir que dans le temps long : le temps long des lectures, le temps long de l’assimilation et de la critique de ces lectures, le temps long de l’enquête de terrain (je parle bien de l’enquête au sens ethnographique, et non de ce que les journalistes appellent “enquête”), et le temps long de la réflexivité vis à vis de sa propre pratique d’enquête. Tout ce qu’une formation pro ne pourra pas vous apporter, à cause de l’idéologie de l’urgence qui est, à mon avis, l’exact opposé de ce qu’il serait nécessaire de développer aujourd’hui pour former des jeunes à appréhender la complexité redoutable du monde contemporain.
Mais que tout cela ne vous empêche pas de trouver votre chemin : le fait que vous argumentiez comme vous le faites est un signe très positif qui me rassure et laisse espérer une sortie possible des ténèbres dans lesquelles l’université est plongée depuis 2000…
… il y a là de quoi se mettre sous la dent! Merci.