Quand la SNCF traite ses usagers comme de la merde : un train pris en otage par le privé
21 janvier 2023Ce soir, je suis vraiment en colère. Carrément vénère le Babou. Je sens même que ça va me conduire à des propos qui me feront ficher S pour radicalisation en ligne. Mais pas à cause des habituelles cibles des médias de merde qui détruisent les derniers résidus de nos espaces publics : je ne vais en effet pas pester contre les fonctionnaires, et encore moins contre le service public. Non, je vais simplement vous conter comment la SNCF, livrée à la privatisation et à l’externalisation de ses services par les politiques libérales, est en train de s’effondrer sur elle-même et comment ça la conduit à mépriser ses usagers de manière hallucinante.
Donc, aujourd’hui vendredi 20 janvier 2023, je sors un peu en avance de mes cours à l’université pour rejoindre la gare de Bercy, d’où chaque semaine je me livre aux fameux mouvements « pendulaires » entre le village où je réside en province, et Paris. Je suis l’un des milliers d’usagers hebdomadaires, et parfois quotidiens, de la ligne de TER Paris-Nevers, la ligne Rémi Centre Val de Loire. Cette ligne connaît régulièrement des dysfonctionnements : des retards, souvent longs (on se prend carrément des 50 minutes de retard dans la vue, et sur un trajet d’une heure trente c’est pas rien !), que ce soit dans le sens Nevers-Paris ou dans le sens inverse. Bon, mais ce soir, les panneaux d’affichage de la SNCF sont optimistes : le train de 17h02 est supposé partir… à 17h02, et je me réjouis de quitter enfin cette ville sordide qu’est devenu Paris pour rejoindre mon petit paradis campagnard.
Vers 16h40, l’écran plasma de la SNCF annonce fièrement la voie habituelle du TER 5911. La centaine de personnes qui attendait sous l’écran se précipite sur le quai pour trouver une place confortable dans les wagons, et c’est l’attente du départ. En face de moi un jeune couple avec deux enfants en bas âge, pas loin des employées racisées d’entreprises parisiennes, des gens qui rentrent du boulot fatigués, et dont je suppose qu’ils doivent se frapper allègrement ce trajet aller-retour une fois par jour.
A 17h, on nous annonce qu’en raison d’un problème de matériel, notre train va avoir 50 minutes de retard. Hum, ça commence à râler dans la rame, tant ces « problèmes de matériel » inexplicables et mystérieux, et surtout jamais clairement explicités, résonnent souvent dans les hauts parleurs cacochymes des wagons. Puis, environ dix minutes plus tard, nouveaux crachotements dans les enceintes : cette fois, la voix anonyme nous annonce que notre train est carrément supprimé, et qu’il faut qu’on descende en attendant que la SNCF, dans son immense bienveillance, nous informe de la voie qui sera utilisée lorsque le train de remplacement sera mis en place.
Nous revoilà donc, nombreux, à nouveau sous le fichu écran plasma bleu pendu au plafond à scruter les éventuelles informations. En principe, c’est donc le TER suivant que je vais prendre, celui qui démarre à 18h02. Ah ! Tous ces « 02 », quelle poésie ! Sauf que vingt minutes plus tard, l’écran plasma affiche un nouveau retard de 40 minutes. Ah oui, quand même ! Mais un contrôleur muni d’un haut-parleur portatif vient nous dire, en beuglant dans son micro qui crachote, que c’est sûr, certain, juré, craché, notre putain de TER partira bien dans 40 minutes. Enfin, la voie s’affiche : à nouveau, c’est la ruée vers les places, plus énergique que la fois précédente puisque ce sont maintenant les voyageurs de deux trains, celui de 17h02 et celui de 18h02, qui doivent entrer dans les rames d’un seul.
Je me retrouve donc face au jeune couple avec ses enfants en bas âge, et environné de gens à peu près du même profil, à vue de nez, que mes voisins du train précédent. Des gens qui sont fatigués, et qui ont hâte de regagner leur domicile.
18h42 : cette fois on nous annonce que le train ne desservira aucune des gares prévues sur le trajet, et qu’il ira directement à Nevers. Ah bon ? Comme ça ? Et si, comme moi et des centaines de personnes, on n’habite pas à Nevers, il se passe quoi ? Là, évidemment, ça commence à râler sévère et même à beugler.
Je sors sur le quai, et comme je suis de plus en plus énervé, je fais comme tout le monde, j’apostrophe le pauvre agent de service à casquette de la SNCF que l’entreprise a envoyé au front se faire insulter. Il nous explique qu’il est bien embêté, qu’il n’a aucune information, et qu’on en saura plus bientôt. Le type au haut-parleur portatif se pointe et nous assure : juré, craché, la vie de sa mère, il va tout faire pour que le train s’arrête aux gares prévues. Remontez dans les rames, je m’occupe de tout.
Sauf qu’une fois remonté dans nos rames, et après environ 40 minutes d’attente, une voix anonyme nous jette, indifférente et crachotante, à peine audible dans les hauts parleurs tout pourris, que le train n’ira qu’à Nevers, et qu’on n’a qu’à crever si on n’est pas contents, bien fait pour vos gueules ! Enfin, c’est dit plus poliment, parce que la SNCF doit certainement payer à grands frais des stages de communication de crise et de placement de voix avec un rayon de soleil dedans, mais ça veut bien dire qu’on ne rejoindra pas nos domiciles ce soir…
On re-ressort sur le quai, on re-re parlemente avec le pauvre agent à casquette SNCF qui n’a toujours aucune information mais qui nous assure de sa plus totale et absolue compassion, bien sûr que c’est insupportable, hé oui il comprend tout à fait, mais allez tous mourir, la SNCF ne lèvera pas le petit doigt pour vous, bande de sales prolos de merde. Ça s’énerve sur le quai plongé dans la nuit, le froid tombe, quelques giboulées de neige nous aspergent, l’ambiance est donc au beau fixe, on s’éclate totalement, c’est vraiment top.
Il est maintenant 20h et des poussières sur le quai, on n’en est plus à se demander où sont passés les poétiques « 02 » qui terminent les horaires SNCF, vu qu’avec plus de trois heures de retard dans les dents, on n’est plus à deux minutes près, hein ! Et là, comme je demande au type à la casquette SNCF ce qui se passe, il me décrit par le menu ce qu’il sait : au début, il y a eu un problème de « loque ». Gni ? De quoi ? Ah Ok, dans le jargon SNCF, une « loc », c’est une locomotive. Ah bon, faut le dire alors, on n’est pas du métier nous, est-ce que je te parle de champs socio-discursifs, de capitaux culturels ou d’intersectionnalité, moi ? Non, bon, donc le type revient à son explication en se rappelant qu’il faut utiliser un vocabulaire compréhensible par les béotiens que nous sommes.
Il y a donc eu une panne de locomotive car la SNCF n’a pas assez de budget pour l’entretien de ses matériels, et, toujours selon le type à casquette de la SNCF, cette panne s’inscrit dans une sorte de stratégie où la SNCF prend volontairement le risque de ne pas assurer l’entretien de ses matériels pour économiser du fric. Bon, admettons. Ensuite, il y a eu des gens sur la voie, et on a repris du retard. OK. Mais ensuite, comme il y a des travaux sur la voie à partir de 19h30, le train doit prendre une voie secondaire, qui ne passe pas par les gares habituelles, et ne s’arrête qu’à Nevers. Là, je bondis et je dis : « mais alors, c’est que la SNCF privilégie les travaux sur le service aux usagers, mais pourquoi ? » Hé bien, monsieur, me répond la casquette, c’est parce que ces travaux sont effectués par une boite privée, qui se substitue aux domaines de compétence de la SNCF qui auparavant effectuait elle-même les travaux de maintenance sur ses voies, et que maintenant qu’il s’agit d’un service externalisé et confié à une entreprise privée, cette entreprise n’en a carrément rien à cirer du service aux usagers et elle ne va certainement pas changer son planning ce soir pour que Mohamed, Faïza, Igor ou le jeune couple avec ses enfants en bas âge puissent rentrer au chaud ce soir dans leurs domiciles de provinciaux. C’est ça le privé et l’externalisation des services : c’est « allez mourir, bâtards ! » car le fric passe avant le service au public.
Bon, ça gueule sur le quai, une dame exige d’appeler BFM TV, la casquette dit « non, plutôt France Info », moi je dis « il a raison, BFM c’est vraiment de la merde », et on s’égare un peu. Mais l’essentiel, c’est que la casquette répond aux pauvres gens qui commencent à se les geler sévère sur le quai plongé dans le noir que non, la SNCF ne prendra pas en charge les taxis, ni les chambres d’hôtel, qu’il n’y a aucune navette de bus à attendre, et qu’on peut tous crever de froid et de faim, la SNCF n’en a carrément rien à cirer. Le prochain train est à 9h11 demain matin, et maintenant, cassez-vous tous, même si je compatis et si je vous assure que je trouve ça carrément pas bien, mais allez tous vous faire foutre quand même. Bon, c’est dit poliment, hein, car la SNCF a certainement bien entrainé Mr Casquette à la gestion communicationnelle des conflits et à l’adaptation du ton de la voix pour qu’il y subsiste malgré tout un rayon de soleil même quand il condamne les usagers à aller se faire foutre à leurs frais dans un hôtel minable sans aucun remboursement. Le soleil dans la voix, c’est quand même super important chez les libéraux.
J’explique alors à Mr Casquette que la semaine précédente, il y avait eu 50 minutes de retard sur le même train parce que le conducteur de notre locomotive venait à son travail avec un autre TER qui a eu du retard en raison d’une panne, et qui est donc arrivé après l’horaire prévu pour le départ de mon TER. Des employés de la SNCF expliquaient qu’autrefois (sous-entendu : avant la privatisation et l’externalisation des services publics), il y avait des « conducteurs de réserve », c’est à dire des conducteurs qui étaient d’astreinte en cas de problème de ce type. Mais maintenant, c’est terminé. Mr Casquette me répond : « oui, c’est vrai, et maintenant la stratégie de la SNCF est de réduire tous les coûts en faisant le pari qu’il n’y aura pas de problème ». Et donc, quand il y a des problèmes, on n’a plus aucune solution : c’est ça, le libéralisme !
Il en profite pour m’expliquer, qu’en plus des tensions avec les 200 voyageurs en furie, il vient de se faire engueuler par sa direction car il a osé partager par téléphone le peu d’information dont il disposait avec un collègue à casquette de la SNCF qui bosse sur une autre ligne que le TER Rémi afin d’essayer de trouver une solution pour certains passagers, mais que comme c’est une autre société qui gère cette ligne, ça ne se fait pas de partager l’information avec ces ennemis de l’autre entreprise. Il a donc commis une faute professionnelle. Ah oui, quand même ! C’est vraiment cool la gestion libérale et l’entreprenariat appliqué aux infrastructures de transport.
A 20h30, je me casse donc, car j’ai la chance de bénéficier d’un hébergement à Paris, mais je pense au jeune couple avec ses deux bébés, aux pauvres employé.es de bureaux ou aux vieilles ouvrières qui vont devoir, ce soir, galérer pour trouver un hôtel pourri à leurs frais, et aux salauds de cadres de la SNCF planqués derrière leurs écrans qui envoient Mr Casquette au front se faire insulter par 200 passagers en furie sur un quai nocturne battu pas les vents par zéro degré en plein hiver. Heureusement, sur le quai des agents de sécurité d’une entreprise privée contractualisée par la SNCF accompagnent des flics pour faire régner un semblant d’ordre dans ce chaos : quand le soleil dans la voix ne suffit plus, les chiens de garde du capitalisme rappliquent, et il y a toujours plus de budget disponible pour assurer le service d’ordre du libéralisme que pour l’entretien des locomotives.
Tout cela me fait penser aux pays du tiers monde latino-américains que je connais bien : sauf que là-bas, ils ont libéralisé les services publics bien avant nous, et ils ont développé une débrouillardise qui compense le délabrement de leurs infrastructures, alors qu’en France on passe directement de notre statut de pays riche et donneur de leçons d’universalisme à celui de pays du tiers monde tout pourri sans avoir eu le temps d’adaptation nécessaire au développement d’une débrouillardise, et encore moins celui d’une solidarité face aux abjections libérales comme celle qu’on vient de vivre ce soir. Et de ce fait, chacun rentre chez soi au lieu de péter collectivement les plombs et d’exiger, si besoin en faisant usage de la force, un remboursement des frais d’hôtel.
Maintenant, je conclue : les libéraux qui ont pris le pouvoir dans ce pays ne partiront pas par la force de nos arguments logiques, empiriquement fondés et donc imparables. Car ils n’en ont rien à foutre de l’argumentation. Aucun plaidoyer pour les services publics, ni pour les « communs », aussi solide soit-il, ne les fera changer d’avis. On fait quoi, alors, si on pense que leur loger une balle dans le crâne serait un peu vulgaire et pas très propre, parce qu’il faudrait alors nettoyer les restes de leurs cervelles par terre, et que c’est encore Mohamed ou Faïza que devraient évidemment s’en charger, et pas le révolutionnaire intello de service ?
Moi je ne sais pas. Mais j’avoue que la tentation du peloton d’exécution est forte en ce moment… et je ne dois pas être le seul à être ainsi tenté…