La révolution sera ordinaire ou elle ne sera pas
5 octobre 2024Les bombes pleuvent en ce moment, aussi bien sur la tête des gens à Gaza, au Liban, en Syrie, etc., que de manière plus symbolique : la complicité de nos médias avec le génocide et les massacres en cours en Palestine et au Liban est une évidence incontestable. On est donc nombreux et nombreuses à être sidérés, et à ressentir un mélange de colère, de haine, d’impuissance, et de dégout.
Il faut toutefois tenter d’analyser le moment politique avec clairvoyance si l’on veut dépasser cette colère et ce dégoût, ce ressentiment qui n’apporte rien.
Voici donc quelques hypothèses, rapidement esquissées. Le capitalisme est arrivé au bout des justifications de son emprise en raison de la crise environnementale, et il n’a plus aucune possibilité de faire croire à sa rationalité. A moins d’être profondément débile, totalement aveugle, ou simplement cynique, il est évident que ce système économico-philosophique et épistémique est un échec total et l’ancienne croyance dans un progrès social et démocratique qui accompagnerait la croissance économique, les formes de répartition ou de justice de la social-démocratie ainsi que les régimes de savoirs (scientifiques, économiques, juridiques, sociaux, artistiques, etc.) qui accompagnaient et justifiaient cette social-démocratie, a fait long feu. Ce sont maintenant les scientifiques du monde entier, et non une philosophie politique de gauche basée sur l’analyse toujours discutable des « contradictions internes » du capitalisme ou sur la référence à la lutte des classes, qui affirment et dénoncent l’échec radical de nos sociétés à rendre le monde vivable. Les preuves semblent intangibles : le climat, la biodiversité, les pollutions, etc., fournissent assez d’indicateurs alarmants depuis plusieurs décennies pour qu’il ne soit pas nécessaire de revenir sur ces constats.
Bon, mais ce capitalisme a encore et toujours des thuriféraires, qui sont évidemment ceux qui en bénéficient : les entreprises, les marchés financiers, les socio-démocrates, disons la « bourgeoisie » blanche et la classe moyenne éduquée (dont les universitaires et les chercheurs, ainsi que les journalistes), pour faire court même si c’est une catégorie un peu vague. Et comme ce « bloc bourgeois » et épistémique n’a plus aucune justification pour légitimer sa position, hé bien il est en train d’accentuer sa domination en utilisant le seul ressort dont il dispose, privé qu’il est désormais de toute possibilité d’argumentation rationnelle : il mobilise – et mobilisera encore plus – qu’avant la violence, le mensonge, et la propagande. L’armée, la police et les médias sont les seules armes qui lui restent.
Il est évident que l’on va aller vers des moments de plus en plus violents, et que les médias mainstream seront des acteurs clés de la propagande pour cette violence qui accompagne – voire constitue – les « valeurs » de la classe moyenne et la philosophie libérale issue du XVIIIème siècle.
A nous qui sommes encore vaguement des intellectuels de savoir que faire dans ce moment politique : en ce qui me concerne, comme je suis infoutu d’utiliser une arme ou de plastiquer un commissariat, il ne me reste plus qu’à tenter de jouer dans le petit espace qui est le mien. Celui des amphis et salles de cours, où je ne me prive pas de déconstruire la merdicité médiatique, et de donner quelques fenêtres d’espoir aux étudiants en décrivant des luttes qui réussissent et entretiennent de l’espoir là où le capitalisme nous tue et nous désespère.
On peut s’accrocher à ce que Graeber décrivait comme une « politique préfigurative » : le résultat souhaité doit être inscrit dans la démarche qui tend vers ce résultat. En gros, il est temps de nous demander « quel monde voulons-nous », et de nous organiser, concrètement, au quotidien, pour que nos actions même les plus banales, je dirais même surtout les plus banales, soient cohérentes avec ce monde que nous voulons. Si on avançait ne serait-ce qu’un petit peu dans le sens de cette politique préfigurative au quotidien, alors on déconstruirait progressivement les cadres normatifs et surplombants qui interdisent toute émancipation.
Pour cela, il ne faut surtout pas croire qu’il existerait un espace du politique ou de la théorie, loin au dessus de nous, ou ailleurs que là où l’on agit au quotidien, c’est à dire dans le cadre du travail, des relations inter-individuelles, etc. C’est peut-être cette coupure entre espace du quotidien et espace du politique qui nous rend le plus impuissants et si amers. Elle conduit à des illusions peu intéressantes, du genre cortège de tête, apellisme, pétitionnite aiguë, hyper-théorisation désincarnée, et surtout à cet état de servitude volontaire qu’on constate si souvent dans la sphère académique, journalistique, artistique, et culturelle : une bureaucratie éteinte, bête à bouffer du foin, où l’on se complait à ne rien tenter car selon cette bureaucratie des plumitifs, le vrai espace du politique serait toujours ailleurs, plus loin, dans un confortable au-delà : là où les syndicats pourraient agir (ce qu’ils ne font pas, bien évidemment, car ils font partie du système capitaliste et en sont l’un des instruments), là où les politiciens pourrait agir (ce qu’ils ne font pas pour les mêmes raisons que les syndicats), là où d’autres devraient agir (les jeunes, le « peuple », les artistes et les intellectuels, etc.).
En gros, il est temps de se comporter en anarchistes, ce qui ne signifie surtout pas de s’habiller tout en noir pour aller se fritter inutilement avec des flics en tête de cortège (est-ce que ça a changé quoi que ce soit des rapports de force et de domination depuis 100 ans ? Compte tenu des rapports de force en présence, de la violence de l’appareil médiatico-policier, peut-on encore fantasmer un « Grand Soir » qui ne serait pas juste un bain de sang suivi d’une répression fasciste féroce ?), mais juste d’être cohérents au quotidien avec le monde que nous voulons, du moins si l’on entend par là un monde juste, équitable, émancipé, habitable, généreux, etc. S’il reste un espoir de sortir par le haut de la désespérance et de la colère, c’est en politisant tous les espaces du quotidien au sein de nos institutions, de nos entreprises, de nos associations, de nos pratiques concrètes. C’est sans doute ce que Guattari appelait « révolution moléculaire« , mais que sa culture philosophique et l’appétit pour les grands modèles théoriques résiduels des années 70 à 90 l’empêchaient de formuler ou de pratiquer plus clairement : peut-être faut-il se déprendre de tout théoricisme, rejeter les grands cadres intégrateurs, et rester collé aux seuls espaces de liberté qui subsisteront à l’avenir, et qui ne seront certainement pas dans les discours ou les « nouveaux récits » (tous déjà piégés par le marché, les normes discursives, les prétentions auctoriales, etc.), mais bien dans le plus banal et le plus ordinaire des quotidiens, notamment celui des interactions au travail, des choix que nous faisons chaque jour sans les penser comme « politiques », alors que c’est justement là que réside la vraie politique.
Faire de ce slogan notre réalité : la révolution sera ordinaire ou elle ne sera pas.