« Cultiver une déloyauté envers ceux qui nous gouvernent ». Entretien avec Isabelle Stengers
9 novembre 2013Je signale et copie-colle ici une intéressante interview de la philosophe et biologiste Isabelle Stengers, publiée sur le site Contretemps. « Cultiver une déloyauté envers ceux qui nous gouvernent » me semble également nécessaire, pour autant qu’on ne résume pas « ceux qui nous gouvernent » à la sphère politicienne professionnalisée, mais qu’on l’étende à tous ceux (et celles) qui, au sein des institutions et des organisations, utilisent leur position hiérarchique pour détruire les volontés de solidarité et d’entraide, et qui pratiquent l’assujettissement aux dogmes économiques et aux diverses doxa qui composent la barbarie moderne : doxa politicienne, communicationnelle ou gestionnaire. En gros, Isabelle Stengers nous invite à désobéir – ce qui est légitime -, mais je crains que cette désobéissance civile ne se manifeste que sur une scène publique, tandis que l’obéissance persiste dans l’ici et le maintenant des pratiques quotidiennes, en particulier dans les lieux de travail. Voir ce qui se passe aujourd’hui dans les universités et institutions de recherche, où le moins qu’on puisse dire c’est que l’obéissance bornée à la barbarie et à l’absurde des réformes néo-libérales de l’UMPS est devenu une valeur refuge contre laquelle Isabelle Stengers devrait également s’élever. Une autre science ne sera possible que si d’autres formes de rapports quotidiens entre les personnes s’instaurent au sein des institutions et des pratiques de la science, que si l’on traite les médiations qui construisent la domination, et que l’on se méfie en parallèle des Grands Fétiches qui empêchent d’analyser les formes contemporaines de la domination, de la résignation et des lâchetés quotidiennes, inscrites dans les pratiques gestionnaires, dans la communication professionnalisée, dans le marketing généralisé, dans les procédures de traçabilité, dans les reflux de l’esprit critique au sein d’universités confrontées aux exigences de l’innovation, de l’économie marchande et de la professionnalisation des cursus, etc. Le terme de « science », tel que nous l’a légué l’épistémologie, est l’un de ces fétiches encombrants.
Nous publions cette interview réalisée par Michail Maiatsky pour le projet « General Intellect », et parue en russe le 11 octobre 2013sur le site Colta. Isabelle Stengers est philosophe. Elle vient de publier Une autre science est possible ! aux éditions Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte.
MM : Vous n’hésitez pas à utiliser le mot « barbarie ». C’est une belle métaphore. Jusqu’où va-t-elle ? Les barbares de l’antiquité étaient ceux, venus d’ailleurs, qui étaient étrangers à « nos » mœurs, religions, divinités, langages. Mais les tenants des logiques néo-libérales que vous désignez par ce mot, nous sont-ils vraiment étrangers ? Ne sont-ils pas « nos autres » ?
IS : Je parle de barbarie, non de barbares, et cela en référence à Rosa Luxembourg qui, de sa prison, en 1915, parlait « des millions de prolétaires de tous les pays [qui] tombent au champ de la honte, du fratricide, de l’automutilation, avec aux lèvres leurs chants d’esclaves », et affirmait que notre avenir avait pour horizon une alternative : « socialisme ou barbarie » [le nom repris, dans les années 50, par un groupe de Castoriadis, Lefort ou encore Lyotard]. Près d’un siècle plus tard, nous n’avons pas appris grand-chose à propos du socialisme. En revanche, nous connaissons déjà la triste rengaine qui tiendra lieu de chant sur les lèvres de ceux qui survivront dans un monde de honte, de fratricide et d’automutilation. Ce sera « il faut bien, nous n’avons pas le choix ». Il ne faut pas être « tenant » des logiques néo-libérales pour avoir cette rengaine aux lèvres. Cette logique nous tient, elle nous rend « autres » à nous-mêmes. Elle traduit une impuissance qui est ce que cette logique ne cesse de fabriquer, ce que j’appelle les « alternatives infernales ».
ММ : Parlons justement de ces « alternatives infernales ». Soit la croissance, soit la misère ; soit les acquis sociaux, soit la délocalisation ; soit la discipline financière, soit l’implosion de l’Etat… Il est en effet difficile de récuser ce genre de dilemmes et d’être un « dialecticien » à l’ancienne ou même schizophrène à la Guattari, comme vous le souhaitez. Comment sortir, en effet, de cette logique antinomique ?
IS : Difficile à récuser en effet, puisque c’est un montage dont la vérité est l’impuissance qu’il produit. Mais il importe d’abord de ne pas les respecter, d’écouter ceux qui nous demandent de les respecter comme on pouvait écouter les collaborateurs pendant la guerre. Ne pas se laisser mobiliser, soutenir les déserteurs à cette mobilisation, cultiver une déloyauté déterminée envers ceux qui nous gouvernent et envers leurs raisons et apprendre à tisser des solidarités, des coopérations entre ceux qui résistent, ce n’est évidemment pas « la solution », mais c’est ce qui est possible dès aujourd’hui – c’est aussi une manière de contrer le désespoir et le cynisme, le « chacun pour soi » et le « tous pourris » qui est en train de gagner très dangereusement du terrain.
MM : Vous indiquez, comme marque de l’irresponsabilité des responsables, leur adage « Que feriez-vous à notre place ? ». Il faut, dites-vous, ne pas tomber dans le piège et de se moquer du sérieux des dirigeants. Il ne faut pas se mettre à leur place. Je pousse cette logique un peu plus loin : ne voulez-vous pas prôner la position de l’éternelle opposition qui craint le pouvoir et un combat pour l’accaparer sous prétexte que le lieu même du pouvoir est maudit et qu’il infecte quiconque s’y trouve ?
IS : Non, pas du tout. Il y a certainement chez certains l’idée qu’il ne faut pas « prendre le pouvoir », que ce lieu est maudit. Or le capitalisme version néo-libérale a résolu le problème – les lieux à prendre on ne les trouve plus, ils sont vides. Les responsables ne sont plus responsables de rien, sauf de notre soumission. Avant de discuter de formes nouvelles de pouvoir, il s’agit de se réapproprier la possibilité même d’expérimenter des modes d’insoumission active – et je ne parle pas d’opposition, car l’opposition se fait sur des enjeux déjà identifiés – où on est attendu. Il s’agit d’inventer de nouveaux enjeux et de nouvelles solidarités, une nouvelle pragmatique de luttes qui démoralisent nos responsables – le cas des OGMs est assez intéressant de ce point de vue. Nos responsables ont tout employé pour discréditer ceux qui « décontaminent les champs » mais dans certaines régions européennes, pas toutes, la résistance à ce type d’agriculture s’amplifie et même des scientifiques y prennent part.
MM : Vous appelez de vos vœux un processus créatif qui mobiliserait l’intelligence commune et l’activisme de la société. Qui, à votre avis, serait contre cette proposition ?
IS : Tous ceux qui nous demandent de faire confiance et qui détruisent systématiquement les moyens de cette intelligence. Ceux qui disent aux chômeurs que leur devoir est de tout faire pour retrouver un emploi, n’importe lequel. Ceux qui interdisent le commerce des semences non produites par les industries. Ceux qui hurlent « protectionnisme ! » dès que la globalisation est mise en question…. Ceux qui présentent le droit des brevets comme la condition même du progrès. Et la liste est longue – c’est la sainte alliance des Etats qui laissent faire le capitalisme, et du capitalisme qui fait faire aux Etats.
MM : Vous aimez les situations où les citoyens contestent l’avis des « experts » (qui souvent desservent simplement les intérêts des multinationales). N’y a-t-il pas danger dans ce nouveau royaume de la doxa que celle-ci triomphe sur l’epistêmê ?
IS : La doxa est la chose au monde la mieux partagée, en particulier parmi les scientifiques dès lors qu’ils mettent un pied en-dehors de leur spécialité. D’autre part, il y a très malheureusement de bonnes raisons de penser que ce que vous appelez « epistêmê » est en voie de disparition même là – car les scientifiques indépendants des intérêts des multinationales sont désormais une minorité dont la disparition est programmée par l’économie de la connaissance. Dans ce contexte, le seul contre-pouvoir ne peut venir que de la création d’alliances de type nouveau, qui impliquent tant des scientifiques que des groupes porteurs d’autre savoirs et d’autres problèmes, comme cela a été le cas avec l’affaire des OGM, des alliances capables de produire et de faire valoir des savoirs mettant en évidence le caractère partial, et même aveugle, des savoirs experts désormais inféodés aux intérêts privés. Et qui, ce faisant, produisent aussi des informations « actives », qui aident les citoyens à se repérer.
MM : Comment voyez-vous les rapports entre ces citoyens responsables, ces activistes, et le peuple qui, pour l’essentiel, appuie la voix des « officiels responsables » ou, au moins, se met volontairement à leur place ?
IS : Je ne parle pas de « citoyens responsables » mais de groupes porteurs de raisons de résister. Mais je ne suis pas sûre du tout que « le peuple » soit du côté des responsables. On ne propose pas au peuple, ou « aux gens », d’autre perspective que d’être parmi les « gagnants », et malheur aux vaincus. Et comme les vaincus sont de plus en plus nombreux, comme ceux qui gagnent ont peur d’être vaincus à leur tour, il y a comme un désespoir froid qui gagne. Je pense que la situation est instable, et que le peuple peut très bien basculer du côté du ressentiment haineux si aucune autre manière de faire exister un autre avenir possible n’est perceptible.
MM : Avez-vous encore de l’espoir dans la science ? Vous la traitez souvent comme un suppôt, et non comme une force libératrice. Serait-elle aussi à réinventer ?
IS : Je n’ai jamais vu la science comme une force libératrice en elle-même, même si, au 18ème siècle, elle a été prise dans un mouvement d’émancipation par rapport aux autorités traditionnelles. Ce qu’on appelle « la science » ne devrait pas être séparé de ses conditions de production, c’est-à-dire de valeurs qui ne sont évidemment pas de pures valeurs de connaissance. Le 19ème siècle a vu la création d’institutions de recherche en relation de symbiose étroite avec ce que, suivant Marx, on pourrait appeler le « développement des forces productives », et c’est dans le même temps que la « valeur de la science » a été associée à la quête d’une connaissance s’identifiant avec le progrès du genre humain. Aujourd’hui, l’autonomie relative, que traduit la notion de symbiose, fait place à une relation de dépendance directe. Pourtant, je pense que nous avons crucialement besoin de sciences, mais de sciences qui ne soient pas définies selon l’idée d’une rationalité conquérante, devant faire autorité sur l’opinion. Nous avons besoin de sciences – et donc de scientifiques – capables de se situer dans un monde que le développement des forces productives menace directement. Nos sciences peuvent-elles changer, participer à la production de l’intelligence collective dont elles ont par le passé béni la destruction ? C’est une inconnue, et cela ne se fera que pas l’invention d’institutions qui cultivent le souci de pertinence, plutôt que de conquête. Ma thèse est que c’est possible, mais non probable. Mais l’idée même que nous puissions échapper à la barbarie n’est pas très probable.
MM : Vous invitez à une plus grande responsabilité à l’égard de l’avenir de la planète, par exemple, mais d’autre part, vous êtes très méfiante lorsque le capitalisme devient plus soucieux de la « sustainability ». C’est dans la nature du capitalisme d’utiliser et d’épuiser. Ne serait-il pas plus raisonnable d’obliger, par une ruse (encore à inventer) de la raison, le capitalisme à être responsable tout en poursuivant ses propres intérêts ? Par exemple en montrant que les énergies renouvelables sont plus avantageuses.
IS : Je ne suis pas hégélienne, je ne me fie pas à la ruse de la raison. Se fier à une convergence durable d’intérêts, à la possibilité d’un capitalisme « vert », responsable, etc., ce serait commettre la même erreur que la grenouille de la fable, qui accepta de transporter un scorpion sur son dos pour lui faire traverser une rivière. S’il la piquait, ne se noieraient-ils pas tous les deux ? Il la piqua pourtant, en plein milieu de la rivière. En son dernier souffle, la grenouille murmura « pourquoi ? » A quoi le scorpion, juste avant de couler, répondit : « C’est dans ma nature, je n’ai pas pu faire autrement ». C’est dans la nature du capitalisme que d’exploiter les opportunités, il ne peut faire autrement. Si les énergies renouvelables offrent une opportunité, il s’en emparera, mais sans la moindre obligation de responsabilité. Ce n’est pas qu’il soit « méchant », pas plus que le scorpion d’ailleurs. Il n’est tout simplement pas équipé pour prendre des responsabilités.
Photographie: Gueorgui Pinkhassov
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date:06/11/2013 – 16:38