Rapport de recherche : Les pratiques ordinaires des sciences extraordinaires. Émergences normatives et subalternités
7 octobre 2024Voici le chapitre rédigé par Igor Babou, Joëlle le Marec et Léo Martin dans le cadre du programme de recherche du Muséum national d’Histoire Naturelle « Terres australes françaises : au carrefour des imaginaires », sous la direction de Frédérique Chlous.
Pour citer ce chapitre : Babou, I., Le Marec, J et Martin, L., « Les pratiques ordinaires des sciences extraordinaires : émergences normatives et subalternités », In Chlous (Dir.), Terres australes françaises : au carrefour des imaginaires. rapport final, MNHN/TAAF, février 2024.
Résumé :
Les pratiques de recherche ont été généralement étudiées par les sciences humaines et sociales en se focalisant sur la science telle qu’elle est pensée dans les milieux académiques, c’est-à-dire comme une affaire intellectuelle, dans laquelle on décrit des savants, leurs méthodes et leurs découvertes, essentiellement à partir des textes et publications. L’histoire, l’épistémologie ou la sociologie des sciences ont élargi ce spectre d’analyse en intégrant les institutions et les lieux où se produit la science, en étudiant les contextes politiques, culturels et idéologiques qui fonctionnent comme des conditions de possibilité du savoir. La place des femmes dans les sciences, l’histoire matérielle des savoirs, l’économie de la recherche sont également des domaines désormais bien étudiés.
Mais dans l’ensemble, il reste un point aveugle de toutes ces recherches : les apports des personnels non scientifiques à la production scientifique, c’est à dire les personnels techniques et administratifs dont on considère que le travail n’a pas besoin d’être étudié pour comprendre la science : on connaît donc très mal leur contribution au développement des savoirs. C’est surtout dans la littérature militante des années 1970 qu’on a vu apparaître la figure des techniciens de laboratoire, des secrétariats dans les universités et la recherche, les problèmes de sécurité dans les laboratoires, ceux du vécu de la hiérarchie, les différences de salaires, la place des femmes, etc., mais aussi la manière dont les techniciens contribuent (ou pas) ou sont associés (ou pas) à la production de savoirs scientifiques. En dehors de cette littérature non académique d’analyse des sciences, on ne trouve que de rares travaux universitaires bien plus tardifs en histoire et sociologie des sciences en Angleterre, aux USA ou en France, qui portent sur les techniciens et sur les ingénieurs. D’où l’intérêt d’utiliser le contexte des missions scientifiques dans les TAAF, dont on sait qu’elles dépendent d’une importante logistique et d’une organisation administrative aussi importante, pour analyser le contraste entre une science « extraordinaire » (lointaine, dans des îles qui font rêver) et les pratiques ordinaires qui rendent cette science possible.
C’est pourquoi nous avons choisi de nous concentrer sur un groupe de « VAT » (il s’agissait des « Volontaires à l’Aide Technique », généralement des jeunes gens de formation scientifique, mais avant la thèse), partis lors d’une des missions menées aux Kerguelen dans un moment charnière situé juste avant la mise en place concrète de la réserve naturelle qui allait transformer les règles de biosécurité et certaines pratiques scientifiques. Par une série d’entretiens semi-directifs longs, notre chapitre analyse les pratiques et rapports aux sciences et au terrain de ce groupe de VAT pour faire apparaître les émergences normatives qui s’organisent au contact sensible de ces jeunes avec le terrain, avec les animaux et avec certaines manips des programmes scientifiques dont ils et elles sont les exécutant.es. Ces normes d’action implicites, qui relèvent du « care« , c’est à dire d’une morale du soin au vivant et aux choses, entrent en tension avec l’idéal d’une rationalité scientifique supposée universelle, détachée de tout affect et de toute considération idéologique.
Mots clés : TAAF, Kerguelen, STS, care, sémiotique, anthropologie, sociologie, normes, émergence, patrimoine naturel, sciences, subalternité