Un « Nouveau front populaire » contre l’extrême droite ?

Un « Nouveau front populaire » contre l’extrême droite ?

12 juin 2024 0 Par Igor Babou

Allons bon ! On nous refait le coup du Front populaire et de l’union sacrée de la gauche contre le fascisme et les discours, paniqués, parlent d’urgence : il faudrait un aggiornamento sur toutes les divisions de manière à ce que le « peuple de gauche » puisse enfin voter comme un seul homme, et pour une seule liste, celle des humanistes en lutte contre les barbares. Mais réfléchissons quand même un peu avant de tomber dans le même vieux piège sempiternellement tendu aux électeurs par les hiérarques du parti dit « socialiste »…

Ce que je vais développer plus bas tiendrait en fait en quelques lignes : oui, il faut lutter contre le fascisme et l’extrême droite, oui on peut le faire, mais pas n’importe comment ni avec n’importe qui. Si on doit voter – ce qui n’est pas la seule manière de faire vivre une démocratie – c’est pour un projet de société enthousiasmant, et pas seulement « contre », que ce « contre » s’oppose au fascisme ou à quoi que ce soit d’autre. Quant au fascisme, il est naïf de ne le voir à l’œuvre que dans la pensée et la pratique politique du RN.

Car le programme du RN est déjà en application, sans avoir attendu l’arrivée de Bardella ni de Le Pen au pouvoir. Les dizaines de milliers de morts en Méditerranée ou dans la manche, ce n’est pas Bardella ni le RN, ce sont les politiques européennes de Frontex portées par tous les socio-démocrates, notamment durant le mandat Hollande. Les politiques sécuritaires de harcèlement des SDF, des migrants, des associations et des mouvements sociaux, on les avait déjà sous Sarkozy et elles ont été amplifiées sous Hollande puis sous Macron. La Loi « Travail » et la répression violente de Nuit Debout, c’était déjà Hollande. La dénonciation des sciences sociales comme complices du terrorisme, c’était Valls. La réduction des financements aux associations s’est poursuivie sous Hollande, avec l’annulation de centaines de festivals de musique ou d’art de rue. L’amplification de la libéralisation des services publics, notamment celui de l’université, ça a été pire sous Hollande que sous Sarkozy, et avec Fiorasso (sa ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche) on en est même arrivés à regretter Pécresse ! D’ailleurs pour avoir bien travaillé cette question, je me rappelle que c’est sous le premier mandat de Mitterrand que les rapprochements entre marché et entreprises privées d’un côté et enseignement supérieur et recherche de l’autre ont été imposés, anticipant puis renforçant le désengagement de l’État. Même chose pour la libéralisation du secteur culturel : musées, bibliothèques, etc. Même chose pour les transports, la santé, la justice. L’écologie ? Rappelons-nous que c’est sous le gouvernement Jospin, en 1997, que l’État autorise la mise sur le marché du maïs transgénique, rappelons la mort de Rémi Fraisse, militant écologiste pacifiste tué par des gendarmes à la ZAD de Sivens, la responsabilité du gouvernement Valls ayant été reconnue par la justice, rappelons-nous également l’assassinat en 1985 d’un photo-reporter par les services de l’État lors de l’attentat commis par la DGSE contre le Rainbow Warrior (opération de sabotage commanditée par le ministre de la Défense français Charles Hernu, avec l’autorisation explicite du président de la République française François Mitterrand)… Quant aux projets inutiles et imposés, comme celui de l’aéroport de Notre Dame des Landes, comment ne pas répéter que c’est un socialiste, Jean Marc Ayrault, qui en a porté le projet avec acharnement. Et il y aurait bien d’autres exemples de la posture productiviste, technocratique et finalement peu ouverte à l’écologie du parti dit « socialiste ».

Celles et ceux qui suivent l’actualité politique depuis le début des années 1980 savent, par ailleurs, que le FN de Le Pen père a été porté stratégiquement par le PS dès le 2ème mandat Mitterrand pour forger le chantage à sa réélection avec l’impératif moral du « votez PS ou le chaos », tout comme aujourd’hui… avec le résultat qu’on sait pour l’ensemble de cette politique social-démocrate consistant à installer un régime libéral-autoritaire avec des pratiques politiques répressives et violentes à l’encontre des mouvements sociaux tout en prenant des postures moralisantes « humanistes » et antifascistes, dans les discours : cela conduit à une augmentation régulière du racisme et du vote FN chez les séniors (majoritaires démographiquement dans l’électorat), à une abstention galopante notamment chez les jeunes, à une ségrégation racialisée et spatialisée de la société (les « quartiers » et les politiques publiques condescendantes de « rattrapage »), et à une mise au pas des universités et de la recherche, avec un abandon de la formation critique au profit d’une professionnalisation outrancière et dénuée de tout recul analytique.

L’union sacrée s’imposerait donc ? Avec un « nouveau Front Populaire » mené par les sociaux-démocrates du PS ? Pourtant, il y a encore une semaine, LFI était infréquentable et antisémite pour ce même PS et pour les Verts, qui avaient – doit-on le rappeler ? – défilé avec le syndicats de police fasciste Alliance, et selon ces politicards, il fallait absolument quitter la NUPES pour réussir à battre la droite… Et curieusement, quand ce sont des socio-démocrates qui mettent en place des politiques et des postures fascisantes, on ne voit pas émerger un « Front populaire » exigeant un sursaut éthique… tout simplement car la social-démocratie, depuis son virage néolibéral des années 80, constitue (ou est parfaitement compatible avec) une forme de fascisme destiné à soutenir le capitalisme financiarisé et l’actionnariat. Macron, qui est issu du gouvernement Hollande et de l’ENA, en est l’avatar le plus conséquent.

Aujourd’hui, le seul slogan serait donc « tous contre le fascisme ». Mais on n’en est plus là après ces 45 ans de compromission de la social-démocratie avec le fascisme, que n’ont cessé de dénoncer les milieux militants sans attendre un nouveau « Front populaire » organisé par et avec l’un des pire partis sociaux-démocrates en France, qui est le PS.

Ce dont on a besoin aujourd’hui, dans l’hypothèse où il faudrait voter (mais on peut aussi penser qu’il y a d’autres façon de participer à la vie publique que de glisser un bulletin de vote dans une urne…), c’est d’un projet de société cohérent de sortie de la social-démocratie, de rupture radicale avec les forces délétères du libéralisme, une orientation réelle vers la redirection écologique, une refonte de nos institutions, une ré-articulation écologique de l’ensemble des territoires, de la production et de la consommation, une réduction du temps de travail, un salaire minimum décent et même un salaire minimum d’existence sans conditions de travail, une dé-métropolisation des villes, un traitement des héritages zombies et mortifères du capitalismes, un contrôle éthique de la police et un limogeage d’une partie de ses cadres, un soutien à une société plus horizontale mais sans les dérives techno-gestionnaires de la participation, bref, quelque chose qui est nettement plus proche du programme de LFI que de celui du PS qui ne pourra que tout saloper par ses magouilles et sa pensée libéral compatible et autoritaire de vieux barbons blancs racistes, sexistes et colonialistes.

Sauf à être totalement naïfs, on sait déjà ce qui se passera si, par miracle (il ne faut pas se faire d’illusions…) le nouveau Front Populaire arrivait au pouvoir : en quelques mois, LFI et les idées portées par les mouvements sociaux seraient disqualifiées par les hiérarques du PS, on redeviendrait tous « antisémites », des mesures toujours plus libérales, sécuritaires et répressives seraient prises et cela renforcerait encore le RN et l’abstention.

Je ne voterai donc pas sur ces bases car je refuse de collaborer à une entreprise de destruction de l’avenir avec ceux qui ont tant contribué à détruire nos idéaux. Je ne voterai que sur la base d’un projet de société, mais pas juste « contre le fascisme » : c’est trop facile, la corde est usée, ça ne passe plus.

Ce qui arrive aujourd’hui, c’est que la classe moyenne éduquée qui a voté Mitterrand-Hollande-Glucksman et Faure a la pétoche face au monstre qu’elle a amplement contribué à créer : mais elle n’avait qu’à être plus clairvoyante quand il était encore possible de lutter contre le RN dans les urnes et dans le débat public, au lieu de traiter tous les soutiens à Gaza d’antisémites sortant de l’arc républicain… car cela fait maintenant 8 mois que les militants qui agissent au quotidien contre le racisme, l’antisémitisme et toutes les exclusions qu’ils connaissent de près se font insulter violemment, prendre à parti, harceler sur les réseaux sociaux, ou censurer dans leurs établissements au nom d’un pseudo « antisémitisme » qui n’est que le signe de la manière dont les sociaux-démocrates, notamment ceux agissant à la direction du PS, se projettent plus volontiers dans la dictature fasciste et colonialiste qu’est devenu l’État d’Israël que dans le soutien au peuple palestinien qui subit la haine, l’apartheid, l’ethnocide depuis 75 ans, et maintenant une guerre qualifiée de génocidaire par un rapport de l’ONU. Et c’est avec ces gens-là, incapables de partager le moindre sentiment humain avec plus de 50000 morts, massacrés souvent dans des conditions effroyables, intentionnellement affamés et privés de soins, dont la totalité des infrastructures médicales, culturelles, patrimoniales, religieuses, scolaires et universitaires ont été bombardées, et dont les enfants – d’après un rapport récent de Médecin Sans frontière – sont abattus, amputés et éviscérés quotidiennement par l’armée soi-disant la plus morale du monde, qu’il faudrait construire un front uni contre le fascisme afin de restaurer un nouvel humanisme ? On croit rêver !

Au lieu de se demander quoi faire dans l’urgence et comment ne parler que d’une seule voix, les intellectuels, les artistes, la classe moyenne éduquée, les journalistes, etc., feraient mieux de se livrer à un exercice d’autocritique : que n’avez vous pas fait et pas dit, vous les « castors » qui faisiez soi-disant barrage au RN en luttant avant tout contre la seule force de gauche et d’émancipation du pays au nom de « l’arc républicain » ?

Quant à celles et ceux qui ne votent pas, et continueront à ne pas voter, hé bien je vous comprends parfaitement. Tant que l’électorat ne sera considéré que comme une masse indistincte destinée uniquement à porter des « représentants » au pouvoir sans que jamais les structures institutionnelles de la vie publique ne soient modifiées pour sortir du centralisme et de l’autoritarisme archaïques de la 5ème république, alors on peut légitimement se poser la question du sens de cet exercice dit « démocratique ».

Le RN sera très probablement majoritaire à l’assemblée, car la démographie du pays ne changera pas d’ici 3 semaines, et parce que les erreurs de la social-démocratie, et les injustices commises par elle depuis des décennies, sont impardonnables. L’union derrière le Front Populaire ne sera qu’une illusion tant qu’un sérieux travail de critique et d’autocritique ne sera pas mené, avec les habitants et habitantes de ce pays, et tant qu’on n’envisagera pas la sortie d’un cadre dit « démocratique » qui prive en réalité notre société de toute prise sur son devenir.

C’est à ce travail intellectuel, critique et autocritique, qu’il faut s’atteler maintenant, avec toute la population du pays, et pas seulement entre politiciens (ou artistes, ou intellectuels) blancs bourgeois issus de la classe moyenne éduquée. C’est à cette condition qu’on pourra espérer desserrer l’étau d’un fascisme qui n’émerge pas spontanément sous nos yeux, mais qui est inscrit depuis trop longtemps dans les institutions de notre pays.