Misère du journalisme de non investigation et de la recherche sans terrain

Misère du journalisme de non investigation et de la recherche sans terrain

31 août 2021 0 Par Igor Babou

Le désastre et la paresse intellectuelle de certaines formations disciplinaires à l’université se lit dans la prétention de certain.es doctorant.es à prendre position dans la presse à la manière des éditorialistes, c’est à dire en adoptant le ton du mépris et du surplomb à l’égard des mouvements sociaux, et surtout sans jamais mener d’enquête de terrain. En témoigne cette… heu… ce machin, disons ce texte, qui ne fait que ressasser à propos du mouvement dit « anti-passe » tous les poncifs journalistiques habituels du traitement des mouvements sociaux d’opposition en les recouvrant d’un vernis vaguement sociologisant, mais en ne s’appuyant que sur des sources elles-mêmes médiatiques, c’est à dire de seconde main. Et quelle seconde main ! On est quand même dans un contexte journalistique français où le commentaire moralisateur et volontiers cynique se substitue à l’investigation, si mal voire pas du tout enseignée dans notre pays où les journalistes se prennent pour des intellectuels. Pour eux, cela semble signifier « ne pas faire de terrain et se contenter du desk« . Il faut dire que la concentration industrielle du secteur des médias, associée aux cadences de publication et à la précarisation des métiers du journalisme a conduit la presse dans son ensemble, hormis quelques rares indépendants, à la quasi impossibilité de mener des enquêtes de terrain sérieuses. La boucle est donc rapidement bouclée quand on ne traite des mobilisations sociales que sur la base de ce qu’en montrent les médias : forcément, comme on ne peut rien y comprendre, et comme on n’y voit rien, on dit qu’il n’y aurait rien à y voir. L’Ouroboros de l’infocom et de la sociologie de comptoir en somme…. Ce qui conduit Regards et Médiapart à publier cette… heu… bouse journalistique au moment même où Médiapart – qui n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut – censure le long travail d’enquête collectif initié par Laurent Muchielli sur un thème proche. Je mets donc ici le lien vers la… heu… bouse publiée par Regards et Médiapart, afin que chacun juge en toute connaissance de cause :

http://www.regards.fr/politique/societe/article/le-mouvement-anti-pass-est-il-une-ode-a-la-liberte

On peut poursuivre la réflexion en notant que la faiblesse du journalisme d’investigation en France est un phénomène très ancien, qui ne peut donc pas être relié à l’émergence des réseaux sociaux ni à des causes uniquement contemporaines. Dans le programme de sociologie qu’il présentait à l’association allemande de sociologie, alors naissante, Max Weber prônait une recherche portant sur la presse. Il indiquait, en 1910, une différence fondamentale entre la presse anglo-saxonne, attachée aux faits et à l’enquête, et la presse française, attachée au commentaire de l’actualité. C’est sans doute l’affaire Dreyfus et le « J’accuse » de Zola qui ont, pour le meilleur mais surtout pour le pire aujourd’hui, institué cette tradition « intellectuelle » du journalisme à la française.

Ensuite, la concentration industrielle du secteur, son absence de pluralité idéologique (voyez la carte des holdings médiatiques éditée chaque année par Acrimed), la précarisation du métier qui assujetti les journalistes à un patronat fort peu éclairé, tout ça renforce le désastre d’une presse d’opinion qui, par ailleurs, n’est plus tant financée par les lecteurs que par les annonceurs (ce que relevait déjà Weber en 1910), et dont le nombre de supports – la diversité, donc –  et les tirages – indices de l’audience – baissent d’une manière très régulière depuis 1946. Cet effondrement de la presse écrite est très marqué dans la période contemporaine depuis 2015, suscitant l’inquiétude des professionnels.

Mais le sort de l’industrie culturelle et de l’information m’est assez indifférent, tant elle contribue, cette industrie, à la dégradation du débat public démocratique : si cet effondrement pouvait susciter un sursaut d’exigence critique, ça ne serait finalement pas un mal. De nouveaux modèles d’une presse plus attentive à l’enquête sociale se sont imposés ces dernières années, notamment avec des journaux en ligne comme Reporterre et Bastamag, qui permettent de garder un certain espoir.

Mais, à mon avis, on ne restaurera pas un fonctionnement démocratique sain dans un espace public un peu plus argumentatif sans revenir sur cette tradition nuisible du journalisme d’opinion. Ca peut passer par des mesures liées à la formation des journalistes, dont on devrait discuter collectivement sur la base de nos expériences d’enseignement universitaire (j’enseigne auprès de journalistes depuis des années). Tout cela, même si, bien entendu, les formations universitaires au journalisme ne sont pas les seules à alimenter le marché des précaires – ou des « crevards » de la presse : il faut bien décrire les choses comme elles sont, et assumer le fait que nous formons principalement des précaires et non des gens assurés d’avoir un emploi stable et de haut niveau de responsabilité. Cette précarité, et la dégradation des conditions de travail dans la presse, ainsi que la délégitimation des métiers du journalisme par le public, sont devenu une source d’inquiétude chez les professionnels, même si on constater peu de protestations dans le débat public à ce sujet.

Tout d’abord, il serait urgent de sortir les formations universitaires au journalisme des UFR de Lettres, où elles n’ont rien à faire, et les insérer dans des UFR de sciences sociales, où l’enquête de terrain est déterminante. En effet, un bon journaliste n’a pas besoin d’être un littéraire. Il a d’abord et avant tout besoin de savoir enquêter. Ensuite, il y a des procédures de « rewriting » pour donner du style à un texte, si besoin, mais la tradition littéraire du journalisme à la française est devenue une entrave à un journalisme de qualité, qui serait un journalisme débarrassé de prétentions intellectuelles trop souvent symptomatiques d’une position de classe que ne partagent même plus les journalistes de base, précarisés, et qui n’est plus portée que par les actionnaires, les éditorialistes et les patrons de presse.

Ensuite, il faudrait réduire le nombre de professionnels de la profession qui interviennent dans les formations universitaires au journalisme et à la communication – trop nombreux à y répercuter les normes de leur métier -, réinstaurer une véritable érudition (ça dépend des modalités de recrutement des étudiant.es) et imposer à nouveau une véritable exigence en matière de recherche (un mémoire de recherche, problématisé et avec un terrain ethnographique) et de formation à l’enquête de terrain. Je trouve scandaleux, dans la formation où j’interviens, par exemple, que les étudiant.es accèdent à un niveau de master 2 sans avoir jamais suivi aucun séminaire de recherche ni soutenu un véritable mémoire de recherche, et parfois sans jamais avoir été formés à l’enquête avant le M2. Sans même parler de la tolérance au plagiat dans cette formation… On peut parfaitement former des étudiant.es à l’enquête de terrain dès la licence, et mon expérience d’enseignement, assez diversifiée, m’a montré qu’on pouvait par ailleurs former sérieusement de futurs journalistes à la recherche sans que cela ne nuise à leur formation professionnelle. Quand on ne le fait pas, c’est par paresse ou par idéologie : la professionnalisation est souvent vue comme antinomique avec la recherche, ce qui est simplement idiot.

Les formations à la recherche apparaissent d’autant plus pertinentes dans un contexte où les sciences de la nature ainsi que les sciences humaines et sociales ont de plus en plus d’importance dans la vie démocratique et aussi parce qu’avec les enjeux environnementaux, les sciences humaines et sociales apportent des réflexions conceptuelles et des enquêtes empiriques déterminantes pour la compréhension de phénomènes qu’on ne peut pas appréhender sérieusement en se contentant de lectures de seconde main, ni par un mémoire professionnel : une pratique de la recherche en Sciences humaines et sociales permet de mieux comprendre ce qui se joue aujourd’hui autour des sciences, des techniques, et de l’environnement, en sortant des a priori sommaires des médias sur l’innovation, du sens commun sur l’écologie et ses pratiques, ou encore des dogmes épistémologisés concernant les sciences de la nature et le statut de la « vérité ».

Le rôle parfois néfaste des professionnels de la profession peut se comprendre à la lumière d’un exemple personnel d’enseignement. Dans une des formations au journalisme dans laquelle j’ai enseigné, au niveau licence, j’ai eu deux années de suite – donc avec des étudiant.es différent.es -, l’extrême surprise d’entendre dire par des étudiant.es lors de ce cours que le professionnel en charge de leur formation au journalisme leur avait conseillé d’écrire « pour un public de débiles ». J’étais en train d’expliquer à ces licences que le niveau d’éducation en France avait considérablement augmenté avec l’objectif de 80% d’une classe d’âge au baccalauréat, et qu’en conséquence les journalistes s’adressaient maintenant à des publics au moins aussi éduqués qu’eux, ce qui changeait la donne par rapport aux générations d’après guerre ou des années 1960-1970, durant lesquelles le journaliste pouvait encore avoir l’impression de devoir simplifier un discours ou des faits compliqués à destination d’un public relativement peu éduqué. On ne mène pas la même vulgarisation (scientifique ou autre) face à un public qui n’a pas dépassé le brevet des collèges et face à un public qui a été sur les bancs de l’université. D’où la surprise de ces deux étudiant.es qui s’étonnaient du décalage entre mon cours et celui du journaliste dans leur formation. Fondamentalement, dans le monde des médias et de la communication, notamment en France, il y a une ignorance totale – et même un mépris – des professionnels vis à vis des caractéristiques de leurs publics. On a beau disposer de multiples recherches qualitatives ou statistiques sur la composition, les attentes, les représentations, les liens aux institutions et aux médias de ces publics, les journalistes et les communicants en restent la plupart du temps à des schémas idéologiques caricaturaux  représentant le public comme une masse informe à éduquer. La raison de ce mépris du public est, à mon avis, structurelle : sans un public ignorant, quelle serait la fonction sociale d’un journaliste qui a été biberonné à l’idéologie de la vulgarisation ? Selon cette idéologie, le monde est compliqué, il y a des fake news et des complotistes, et les gens sont tous un peu « débiles » : il faut donc un type ou une nana vachement intelligent.e et capable de bien écrire pour délivrer la Vérité Vraie à ce public. Je caricature à peine, et on est souvent confrontés à ce niveau d’insignifiance de la pensée dans le monde professionnel du journalisme, même s’il existe évidemment des exceptions !

Enfin, il faut plus que jamais inscrire nos formations dans des perspectives de critique politique du journalisme et de réflexivité : sans analyse critique des effets du journalisme sur le débat public, et sans réflexivité des étudiant.es que l’on forme, on ne peut aboutir qu’à des enseignements « presse bouton » ou à des formations idéologiques, qui sont exactement ce que souhaite le marché de la presse et des médias. Mais le rôle de l’université ne peut pas être d’adapter des cohortes entières de jeunes – et de moins jeunes – aux exigences d’un marché qui pourrait parfaitement prendre en charge ses propres formations si celles du service public ne lui conviennent pas. Ce qu’il ne fait pas. Le rôle de l’université n’est pas de former des gens à un métier, mais de former des esprits plus libres et de rendre les étudiant.es plus érudit.es, plus critiques, plus capables de penser leur place dans le monde qu’avant. Sinon, ça n’a aucun sens ni aucun intérêt de venir se former à l’université. Une véritable ambition de formation professionnelle consisterait à former des jeunes pour qu’ils déforment les cadres institués du journalismes et des médias, qu’ils les subvertissent dans un sens émancipateur. Et pour cela, il faut que d’autres modèles que les modèles des professionnels de la profession leur soient proposés.

L’université et les formations au journalisme et à la communication, notamment en sciences de l’information et de la communication, ont une responsabilité sociale importante, celle de contribuer à la formation de l’opinion publique et au débat démocratique. Trop peu de collègues prennent la mesure de cette responsabilité sociale qui est la notre. Une sérieuse (auto) critique interne à notre discipline et à son champ de formation professionnelle s’impose, sans quoi nous serons co-responsables d’un désastre démocratique.