Du néant universitaire, il n’émergera plus rien

Du néant universitaire, il n’émergera plus rien

8 septembre 2023 0 Par Igor Babou

Quel dommage que l’université française, dans son ensemble, soit si peu impliquée dans une réflexion de fond sur l’urgence de penser/agir pour un autre monde, un autre modèle de société : c’est quand même, du moins en principe, au sein de nos établissements d’enseignement supérieur qu’on prépare le futur. Mais je n’y crois définitivement plus : on n’assure plus que le status quo structurel et épistémique de la domination capitaliste, même si on se la joue gauchiste, féru d’émancipation.

« Mais si mais si on peut encore avoir des marges de liberté dans nos enseignement, on peut faire passer des messages, faire perdurer l’esprit critique, gnagnagnagna« … j’ai entendu tellement souvent ces affirmations qui ne voient pas plus loin que le bout de la première rangée de l’amphi… comme si le monde se réduisait à la salle de classe, à l’auctorialité du cours et à la relation enseignant-enseigné.

Tout ça me rend mon métier insupportable, cette absence de prise en compte des enjeux écologiques et politiques, sauf pour la communication corporate de nos établissements vendus au marché et aux pouvoirs discrétionnaires des présidences et directions d’instituts.

On a tout foiré, faut le reconnaître. On a foiré collectivement le vivant et la planète, et on a foiré les savoirs qui n’émancipent plus rien ni personne, on a foiré l’organisation des territoires, du travail (y compris du travail intellectuel, en particulier à l’université), de la démocratie, et des rapports d’altérité : dans mon université, il doit y avoir 95% de racisés dans les postes subalternes. On a ainsi des appariteur.es sous qualifié.es et sous-payé.es dépendant.es de boites privées externalisées, et qui sont fliqué.es dans leur travail (on les force à badger quand iels viennent nous ouvrir des portes, pour contrôler leurs allées et venues) : tout ça ne semble ne choquer que moi dans mon université soi-disant libérale, ouverte, émancipée.

Les scientifiques n’ont aucune leçon à donner à quiconque : ils ont été en dessous de tout, et ce n’est pas l’exemple du GIEC et de l’IPBES qui me raccommodera avec ce monde ambivalent, pétri de contradictions, niaisement positiviste et incapable d'(auto)critique depuis les avancées de la « critique de science » des années 1970, puis le reflux libéral des années 1980.

On n’a même pas eu besoin d’être pris par tant de logiques hétéronomes que ça : le marché et la pensée libérale et productiviste se sont installé progressivement, de l’intérieur des universités, du CNRS, etc., avec cette gangue de médiocrité parée des termes de l' »excellence » et masquant mal sa servilité à l’égard de l’Etat. On aurait tout simplement pu ne pas appliquer les réformes libérales et prendre le temps d’une réflexion de fond. Mais non : business as usual, réponses aux ANR, progression des carrières, gestion des cursus même quand plus rien n’est gérable, etc. Tant de collègues se sont associé.es à l’inanité d’un devenir-manager, à la fois par résignation mais aussi par intérêt personnel et idéologique. Même les anciens gauchistes, qui sont souvent souvent les pires : les vincennards, devenus haïssables tellement ils puent l’élitisme, l’autorité et l’embourgeoisement.

Et je ne parle même pas du petit star system des sciences sociales, avec ses avant-gardes avant-gardistes et très bien gardées au plan éditorial : faudrait quand même pas que trop de monde en profite, même quand on prône la reconnexionnite au vivant, l’ouverture aux autres, les subalternités joyeuses, etc. En fait, il y a les Grands Auteurs Majuscules des grandes maisons d’édition d’un côté, et le lumpen-universitariat de l’autre. Pas confondre surtout. Faut quand même que l’avant-garde-avant-gardiste (les « studies« , l’écologie politique, les queers, etc.) construise, domine et arpente son petit territoire à grands coups d’exclusions ou d’évitements… on va pointer avec d’autant plus de rage « radicale » les dominations mainstream (classe, race, genre) qu’on pratique et qu’on occulte en sous-main d’autres dominations tout aussi perverses mais qui n’ont pas l’air d’alerter les sociologues de l’avant-avant-garde-bien-gardée (âge, localisation géographique, champs disciplinaires, etc.). Au sein de l’avant-garde-avant-gardée se reconstituent progressivement des effets de légitimité, d’auctorialité, de pouvoir de domination, et des subalternités d’autant plus invisibilisées que l’on est obsédé par les Grande Catégories Radicales et Sacrées Du Moment : Saint Genre, Sainte Classe et Sainte Race. Amen. Histoire, donc, de faire la révolution pour que rien ne change. Pas nouveau.

L’université est devenue le néant de la pensée aujourd’hui, sauf dans de rares marges résiduelles animées par quelques convaincu.es. Heureusement pour moi, je suis en CRCT (congé de recherche) et je n’ai pas de rentrée à assurer. Je ne sais pas comment j’aurais fait pour me farcir un semestre supplémentaire de bullshit job : professeur des universités, c’est devenu juste un bullshit job de luxe pour bourgeois, faut quand même le dire…