En grève !
16 décembre 2019Je suis en grève. Pas seulement pour protester contre la réforme des retraites : j’ai toujours su que ma génération finirait avec une retraite minable, ce qui n’est cependant pas une raison pour ne pas lutter. Si je suis en grève, c’est parce que, comme beaucoup, je ne supporte plus :
- Le racisme structurel de l’Etat français, qui se développe et tend à s’imposer au sein même de l’enseignement supérieur via des réformes indignes d’une démocratie
- La violence de la répression policière à l’égard des mouvements sociaux et l’autoritarisme du pouvoir en place
- Les inégalités sociales, souvent liées au genre et au phénotype, qui perdurent et se développent en France
- La destruction volontaire, par l’Etat français, de l’ensemble des services publics (santé, éducation, enseignement supérieur, recherche, culture, etc.) par leur assujettissement aux supposées lois du marché et à l’outrance vulgaire des communicants – ces commissaires politiques du libéralisme
- Les régressions démocratiques dans notre pays : aujourd’hui, nous subissons l’état d’urgence, les lois d’exception, les interpellations préventives, le ciblages de journalistes et de syndicalistes dans les manifestations, etc.
- Les régressions démocratiques organisées au sein des institutions de service public, y compris dans ma propre université
- La précarisation organisée par l’Etat dans les institutions de service public, ou celle des étudiant.e.s
- Les atteintes aux droits de l’Homme dont la France est devenue coutumière
- L’absence de volontarisme de l’Etat en matière de protection de l’environnement, tout comme son mépris pour le patrimoine culturel et naturel
Je suis aussi en grève car aujourd’hui, en 2019, des étudiants ou des enseignants peuvent s’immoler sur leur lieu d’étude ou se suicider sur leur lieu de travail sans que ça n’émeuve les universités de ce pays, qui ne prennent même pas une journée pour réfléchir à la manière dont elles pourraient contribuer à une société moins horrible. Aujourd’hui, nous les universitaires, nous savons tous (ou nous feignons d’ignorer) que nous travaillons auprès de personnels précarisés, souvent sous traitement anti-dépresseur, dans un contexte de « francetélécomisation » de nos institutions. L’externalisation des services, les politiques de précarisation, l’autoritarisme ainsi que la déshumanisation des rapports sociaux font des dégâts dans nos quotidiens et privent nos métiers de leur sens. Nous savons aussi que bien des étudiants sont précaires, et que leurs conditions de vie et d’hébergement par le CROUS peuvent être inhumaines. Attendons-nous de nouveaux suicides pour réagir ?
Je suis aussi en grève car, alors qu’au Chili les universités et les institutions culturelles du pays ont fait une pause dans le train train du bizness as usual et ont engagé une réflexion et une autocritique collective tout en apportant leur soutien au mouvement social de lutte contre le libéralisme (avec affichage de messages de soutien sur les sites web institutionnels des universités et des UFR), aucune université française n’a daigné apporter son soutien ni à Nuit debout, ni aux Gilets Jaunes, ni aux activistes en lutte pour l’écologie, ni à aucun mouvement social depuis les 25 dernières années.
Je suis aussi en grève car je constate jour après jour les dégâts faits par les doctrines libérales, le marketing, et le dogme de la professionnalisation des formations sur ce qui restait de pensée critique et émancipatrice dans l’enseignement supérieur et la recherche. Que mes collègues se satisfassent de placer « leurs » étudiants dans des entreprises capitalistes de presse et de communication au lieu de former des citoyens critiques si ça les chante ! Qu’ils assument la responsabilité de contribuer ainsi à la fabrique de faux besoins et à la diffusion des mensonges du marketing et de la communication pour assujettir les plus pauvres aux désirs des plus riches, et pour étouffer toute possibilité de construire des alternatives au désastre écologique du capitalisme industriel ! La fabrique du consentement et du mensonge éditocratique et médiatique s’est développé activement à l’université, et j’en suis dégouté.
Je suis aussi en grève parce qu’aujourd’hui, dans mon université, on en est à mépriser tellement le savoir et l’éthique scientifique qu’on peut se permettre d’imposer une soutenance de mémoire de master plagiaire et sans contenu scientifique : plus c’est grossier, plus ça passe…
De manière plus anecdotique, je suis aussi en grève car je trouve désolant que les universités françaises dépensent un « pognon de dingue » auprès d’agences de com’ pour se vendre comme des marques, à grands coups de logos ringards. J’ai notamment honte du nom et du logo que l’université Paris Diderot s’est vu imposer sans débat : bon sang, que c’est nul de devoir signer « université de Paris » et de voir nos lettres à en-tête et nos sites web institutionnels ornés d’un pot de chambre et d’une tour Eiffel du pire effet !
En tant que (relatif) privilégié dans la société française (je suis fonctionnaire, j’ai un salaire correct, je suis blanc de peau et homme, etc.), je suis aussi en grève pour manifester ma solidarité avec celles et ceux qui ne bénéficient pas des mêmes avantages que moi. Ca veut dire que je reverse une partie de mon salaire à des caisses de grève destinées à alimenter les luttes de celles et ceux qui ne peuvent manquer une journée travail sans perdre un jour de salaire.
Mais je ne suis pas solidaire des flics, des gendarmes, et encore moins des militaires… Enfin, je ne suis pas solidaire de tant de mes collègues qui prétendent faire grève tout en s’arrangeant pour ne gêner personne : cette fausse gauche des intellectuels de préfecture me rend malade… Je lis ou j’entends avec la même nausée leurs arguments inchangés depuis 25 ans : 25 ans qu’on se frappe les mêmes discours en AG (comment faire grève tout en remontant nos maquettes de formation à temps et en rendant nos notes d’examens à l’administration au bon moment, etc.); 25 ans qu’on subit les mêmes renoncements à agir au non d’une pseudo-éthique du service public qui cache mal ses accommodements avec l’ordre des choses. Et depuis 25 ans, on va de régression démocratique en régression socio-économique à cause de cette fausse gauche des intellectuels de préfecture. Putain, mais ne faites juste pas grève si vous ne voulez ni gêner personne, ni établir le moindre rapport de force ! Ne prétendez pas être de gauche, critiques, et politiquement engagés ! On voit trop que vous ne souhaitez pas faire le moindre sacrifice pour celles et ceux qui ne bénéficient pas de votre statut ! Là aussi, un bon vent de « dégagisme » serait le bienvenu…
En fin de compte, je suis en grève parce que le capitalisme ne s’effondrera pas tout seul : aidons-le à crever dans la douleur !