L’abandon du patrimoine : une cathédrale en flammes, une nature qui s’effondre et une démocratie en danger

L’abandon du patrimoine : une cathédrale en flammes, une nature qui s’effondre et une démocratie en danger

16 avril 2019 1 Par Igor Babou

Dans un entretien accordé au quotidien La Croix, Jean-Michel Leniaud, président du conseil scientifique de l’Institut national du patrimoine, déclare « Ce qui arrive devait arriver. Le manque d’un réel entretien et d’une attention au quotidien à un édifice majeur est la cause de cette catastrophe. Il ne s’agit pas de chercher des responsables, la responsabilité est complètement collective parce que c’est le monument le plus collectif du pays ». Quant au démagogue qui prétend diriger notre pays comme une startup-nation, sa seule “parole” à la suite de l’incendie de Notre-Dame aura été d’en appeler… à un financement participatif ! On rêve ? Non, le chef de l’État a bien mis en place une souscription nationale au lieu de débloquer des fonds, alors que lorsqu’il s’est agit de sauver des banques ((voir ici : https://www.bastamag.net/Entrez-dans-le-monde-des-banques ou ici : https://www.entreprendre.fr/sauvetage-banques-francaises-subprime/)), c’est l’État qui a payé…

Je travaille sur des objets patrimoniaux bien différents des monuments historiques, puisque mon domaine de spécialité est le patrimoine naturel. Je ne suis cependant pas étonné des propos de Jean-Michel Leniaud. Car le manque d’intérêt de l’État pour tout ce qui relève des “communs”, des biens collectifs dont fait partie le patrimoine, mais aussi pour l’ensemble des services publics, apparaît de manière évidente à qui mène des enquêtes sur les institutions publiques dont le patrimoine est l’un des exemples paradigmatiques.

C’est ainsi que le patrimoine naturel, lui aussi, est lâché par les gouvernements successifs depuis 2011, avec des baisses budgétaires et une réduction des postes d’agents affectés dans les parcs nationaux. Un rapport du Commissariat général au développement durable publié en 2018 (Parcs nationaux Quelles pistes de financements additionnels ?) évoque cette baisse continue à l’aide de deux graphiques, que je reproduis ici :

Évolution de la SCSP (subvention pour charges de service public) nette notifiée moyenne par parc

 

Évolution des moyens humains des parcs nationaux (incluant les effectifs de l’établissement PNF et du Groupement d’intérêt public Forêts de Champagne et de Bourgogne – GIP FCB)

Ce qui est lamentable, avec ce rapport, c’est qu’il naturalise le désengagement de l’État et en profite pour enfoncer le clou de l’ultra-libéralisme appliqué au patrimoine. Au lieu de contester ces baisses budgétaires et ce désengagement de l’État scandaleux dans une période où il devrait montrer l’exemple d’un intérêt sans faille pour la protection de l’environnement, ce rapport propose des solutions qui vont toutes dans le sens de ce même désengagement libéral. Qu’on en juge par les “mesures” proposées : les parcs nationaux sont incités à trouver des fonds par eux-mêmes en vendant leur « marque » au secteur privé (sponsoring), en recourant au financement participatif ou au mécénat, en mettant en place un prix d’entrée, en émettant des « obligations vertes » destinées à l’industrie (droit à polluer…), et enfin – on croit rêver ! – en valorisant des ressources extractives !

Pourtant les parcs nationaux aussi prennent feu, comme ce fut le cas à La Réunion en 2011, avec un incendie qui dura une semaine avant d’être contrôlé (avec les dégâts inévitables qui s’ensuivirent, dont la multiplication des espèces invasives et donc une réduction de la biodiversité). Là aussi, l’État n’avait pas engagé les moyens budgétaires suffisants.

Si l’on se tourne vers une sorte de patrimoine immatériel, celui constitué par la recherche scientifique française, là aussi nous en sommes à une phase de destruction avancée. Non seulement par étouffement budgétaire et réduction drastique des postes qui seraient nécessaires, mais aussi par l’externalisation des services et par l’autoritarisme qui s’est installé comme modalité de “gouvernance” ((Ce terme apparaît alors comme oxymorique avec ce qu’il désigne, à savoir un exercice solitaire et brutal du pouvoir par les présidences d’universités et des organismes de recherche)). L’hôpital lui aussi est exsangue, et ne parlons même pas des musées…

Jean Davallon, chercheur qui a beaucoup travaillé sur les relations entre la logique du don (théorisée par Marcel Mauss) et les logiques patrimoniales, avait titré en 2006 l’un de ses ouvrages “Le don du patrimoine”. Aujourd’hui, on ne peut plus évoquer que l’abandon du patrimoine. Au don s’est en effet substituée une logique de captation de ressources, de privatisation, et de destruction.

Partout où le libéralisme progresse (avec sa cohorte de privatisations et d’externalisation des services), la culture, l’enseignement, la santé, la justice, la recherche et les biens communs s’effondrent. L’effondrement en cours n’est pas seulement celui de la biodiversité : c’est aussi un effondrement de la démocratie, de la culture et du patrimoine, sacrifiés sur l’autel du productivisme capitaliste. Et cet effondrement s’appuie partout, et de plus en plus fortement, sur une mise en concurrence de tous contre tous, et sur des inégalités et injustices de plus en plus évidentes. Ce n’est pas seulement dans la rue que ces injustices sont criantes, c’est aussi au sein de chaque institution. Et si les inégalités, les injustices et les formes les plus perverses de domination (de genre, de couleur et de classe) pénètrent si fortement dans nos institutions, ce n’est pas uniquement par la faute d’un pouvoir autiste et violent, celui-là même qui mutile chaque semaine celles et ceux qui revêtent leur gilet jaune pour s’opposer au monde effrayant que les libéraux nous imposent. C’est aussi parce que le libéralisme, tel un cancer, a semé ses métastases dans l’ensemble de nos pratiques. La servilité, l’indifférence, la couardise et l’absence de réflexivité se sont installées durablement dans les pratiques universitaires, culturelles, de santé, dans le droit et évidemment dans la politique, et les ont vidées de leur substance. On finit par justifier l’existence de formations universitaires parce que l’on place des étudiants dans des entreprises où ils seront précarisés, alors que la principale fonction de l’université devrait être d’aider les étudiants à devenir plus libres et plus érudits. Dans les cliniques, on compte les lits occupés au lieu de soigner les malades. Dans les musées, le marketing remplace l’érudition. Dans les écoles, les flics remplacent les enseignants, etc. L’uniformisation par l’argent et la centralisation bureaucratique sont à leur comble… mais il est urgent de sortir de cette nasse mortifère et irrationnelle.

Finissons-en avec le capitalisme si nous voulons recréer un monde habitable et démocratique !