« Le gouvernement force les universités à licencier et à fermer des formations » (article sur Bastamag)

« Le gouvernement force les universités à licencier et à fermer des formations » (article sur Bastamag)

21 novembre 2013 0 Par Igor Babou

arton3515-e609e[1]Voici une interview réalisée par Bastamag avec Anne Fraïsse, présidente de l’université de Montpellier 3. Interview qui pose bien une partie des problèmes, tels qu’ils sont vus du côté d’une des rares présidence d’université à oser s’exprimer (la plupart des autres se terrent lamentablement dans leurs bureaux, le petit doigt sur la couture du pantalon, en attendant ou en anticipant les ordres ministériels qui conduisent doucement à la privatisation de l’enseignement supérieur et à la destruction de pans entiers de disciplines…). Reste que les problèmes budgétaires sont loin d’être les seuls problèmes structurels de l’université : il y aurait beaucoup à dire sur les gouvernances autocratiques, l’absence de débat, assujettissement de la recherche et des formations aux pouvoirs politiciens et aux bassins d’emplois locaux (qui mettent les formations d”intérêt général et la production de savoirs autonomes en péril de disparition très rapide), le mépris de plus en plus affiché de nos tutelles (nationales comme locales) pour les Lettres, Langues, Sciences humaines et sociales (au profit de vision issues des mensonges vulgaires du marketing et de la com’), etc. Il s’agit, visiblement, d’interdire durablement à une pensée émancipatrice de se développer dans ce pays, en imposant les dogmes libéraux du marketing de l’innovation et d’une ingénierie du social. Bref, c’est toute une vision de l’idéal des Lumières – idéal certes jamais vraiment réalisé, comme pour tout idéal – qui est menacée par des réformes qui visent à détruire l’un des éléments fondateurs de nos démocraties.

http://www.bastamag.net/article3515.html

par Nolwenn Weiler


Les universités françaises sont-elles au bord de la faillite ? Selon Anne Fraïsse, présidente de l’université Paul Valéry à Montpellier, le risque est réel. Très inquiète pour l’avenir des universités françaises, elle dénonce les effets néfastes de la loi LRU votée sous Sarkozy et la politique similaire poursuivie par l’actuel gouvernement, qui laisse les universités s’enfoncer dans des difficultés financières insolubles. Explications.

Basta !  : Quels bénéfices retirez-vous de la loi sur l’autonomie des universités ?

Anne Fraïsse [1] : Que pouvons-nous faire de plus aujourd’hui que nous n’avions pas le droit de faire avant ? Rien. Par contre, nous sommes plus surveillés et plus encadrés. Surtout, la réduction de la masse salariale est le véritable objectif de la loi sur l’autonomie des universités. Car depuis que nous sommes passés aux « responsabilités et compétences élargies » (RCE) imposées par la loi sur l’autonomie des universités [2], l’Université Paul Valéry Montpellier 3 connaît un déficit qui s’accroit chaque année [3]. C’est un déficit structurel, dû principalement à l’obligation d’assumer d’importantes charges salariales, qui ont été transférées du budget de l’État à celui des universités sans que les moyens ne suivent.

La situation a-t-elle changé depuis l’élection de François Hollande ?

Avec la loi sur l’enseignement supérieur et la recherche, le gouvernement socialiste poursuit cette politique qui force les universités à réduire leur masse salariale et fermer des formations, mais sans le dire. C’est ce qui est le plus choquant de mon point de vue. Le fait de diminuer la masse salariale en temps de crise est un choix politique qui peut s’entendre. Ce qui est insupportable, c’est le mensonge. Les socialistes prétendent mener une politique sociale de soutien aux universités alors que leur gestion est purement financière. Ils annoncent sans cesse des aides nouvelles mais font en vérité des prélèvements supplémentaires, pour le redressement des finances de l’État, sur le jour de carence, etc. Il faut connaître tout cela pour se rendre compte que les prélèvements se multiplient via des biais différents.

Par exemple ?

Prenons l’augmentation de 50% des boursiers à taux zéro, c’est à dire exonérés des droits d’inscription : c’est une grande mesure sociale décidée par l’État et intégralement financée par les universités. Mais l’enveloppe censée couvrir le manque à gagner du non paiement de l’inscription par les boursiers ne couvre pas les pertes engendrées. A Montpellier 3, nous avons 46% de boursiers. Cela fait 1,5 million d’euros de ressources en moins. Pour compenser, l’État nous donne 160 000 euros…

Certains vous répondront que c’est aux universités de mieux gérer leurs budgets.

Dans les premiers temps de l’application de la loi sur l’autonomie des universités, nous avons beaucoup entendu que les universités étaient de mauvaises gestionnaires. Mais au gré des déficits successifs, qui concernent toutes les universités, la réalité finit par ressortir. Les universités françaises ne sont pas être toutes gérées n’importe comment ! Il y a bien un problème structurel, une situation impossible à tenir et provoquée par la loi, sur laquelle les socialistes n’ont pas du tout l’intention de revenir. A Montpellier 3, nous sommes passés de 20 millions d’euros par an (fonctionnement et investissement) à 89 millions d’euros (fonctionnement, investissement et masse salariale). 86% du budget est consacré à la masse salariale. Prenons l’impression des bulletins de salaires, qui peut paraître anecdotique, mais qui s’ajoute à tout le reste : c’est désormais à notre charge sans que nous disposions de financements supplémentaires. Nous sommes un peu dans la même situation que les conseils généraux : un transfert de charge du budget de l’État vers celui des universités sans que les moyens ne suivent.

Craigniez-vous une privatisation des universités françaises ?

Nous travaillons tous avec des fondations, ou via des appels d’offre et des appels à projet. Mais cela demeure marginal. Et doit le rester. Les étudiants sont plutôt dans une culture de la gratuité et du service d’État. Aucun d’entre nous ne souhaite la privatisation.

Quelle politique alternative pour les universités espérez-vous ?

Nous n’attendons pas d’un gouvernement de gauche qu’il élabore une loi bureaucratique mais qu’il se penche sur les vrais problèmes des universités françaises [4]. C’est difficile en temps de crise puisque la résolution de ces problèmes sera onéreuse. La loi LRU a coûté cher, elle aussi. Il y a un vrai mépris pour les universités, ainsi qu’une absence de prise en compte des vrais problèmes. Qui sont notamment l’entrée en première année et l’accueil des jeunes titulaires d’un bac professionnel. On nous dit que le piètre taux de réussite en première année (40 à 45%) est de la faute des universités. On nous répète dans le même temps que nous sommes obligé de réinscrire les redoublants, aux dépens des primo-entrants. Est-ce normal de réserver des places à des étudiants qui n’en sont pas au détriment de jeunes qui ont envie de le devenir ?

Au risque de ne pas accorder de seconde chance ?

Je ne suis pas favorable à une exclusion des bacs pros de l’université, mais nous devons penser pour eux un accueil et un accompagnement différent. Sinon, cela signifie les envoyer sciemment au casse pipe ! A Montpellier 3, en 4 ans, le nombre de titulaires de bacs professionnels a quasiment doublé alors que l’on sait bien qu’ils vont se casser la figure. A peine un sur dix va passer le cap de la première année. Tout le monde le sait ! Mais au nom d’une égalité qui n’existe pas, il est dit que nous devons les accueillir comme tous les autres. C’est comme si vous disiez à des coureurs de fond de se lancer avec une enclume au pied, aux côté de coureurs sans enclume, au prétexte de vouloir leur donner les mêmes chances. On sacrifie ces jeunes au nom de l’égalité. Prendre en charge des redoublants ou des bacs professionnels sans conditions, cela arrange tout le monde. Cela masque les difficultés de parcours de nos jeunes. Et cela évite de faire trop gonfler leur taux de chômage !

Recueilli par Nolwenn Weiler

Notes

[1] Voir la biographie d’Anne Fraïsse.

[2] Les responsabilités et compétences élargies (RCE) font partie du passage à l’autonomie des universités françaises, prévu dans la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (dite loi LRU ou loi Pécresse, du nom de la la ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche) du 10 août 2007. Les RCE, qui prévoient notamment la gestion par les universités de leurs ressources humaines, représentaient pour Valérie Pécresse, le “socle même de la réforme du service public de l’enseignement supérieur et de la recherche” (déclaration au Sénat le 4 juillet 2007).

[3] 2,1 millions en 2013 et estimé à 3,8 millions en 2014 si aucunes mesures ne sont prises pour le réduire.

[4] En février 2012, Anne Fraïsse avait envoyé un courrier au candidat François Hollande pour lui faire part de sa consternation concernant son programme pour les universités.