Musées, IA et violence sociale

Musées, IA et violence sociale

19 octobre 2023 0 Par Igor Babou

Quand l’idéologie de l’IA “au service du public”, de l’innovation, de la culture et de la médiation est portée par le monde des musées de science, sans la moindre perspective critique, ni historique, ni éthique, ça donne ce sidérant appel à projet de recherche d’Universcience : https://www.universcience.fr/fr/professionnels/appel-a-projets-innovants-universcience

“Universciences”, pour celles et ceux qui ne seraient pas familiers du domaine des musées de sciences, c’est la Cité des sciences et de l’industrie et le Palais de la découverte regroupés dans une seule institution gestionnaire depuis 2010.

Les mots clés de l’appel à projet font frémir de stupidité : “caractère innovant du produit“, “plus-value apportée par la présentation du produit aux publics“, et le pire : “caractère innovant dans l’approche participative“… tu parles s’il va y avoir de la participation des publics avec l’IA ! On va juste les utiliser comme source de data-mining pour profiler leurs comportements de consommation et leur vendre de la pub ciblée lors de leurs visites. Berk ! Surtout que le programme de financement est co-porté par une espèce de boite de marketing entrepreneurial, Parisandco, dont le site web est croquignolet, quand même… tous ces sourires niais et cette rhétorique techno/bizness du “corporate“, c’est vraiment grotesque.

Un tel “programme de recherche” n’est en réalité qu’un appel au développement de solutions techniques visant à transformer les publics de la culture en consommateurs pourvoyeurs de données destinées à élaborer des “puppets“, c’est à dire des modèles stéréotypés de consommation, comme je l’ai vu sur l’un de mes terrains patrimoniaux, où un ancien vendeur de bagnoles propulsé responsable de la culture et du tourisme (ce n’est même pas une blague…) utilisait l’IA et les smartphones pour modéliser les comportements de visite, dans un cadre de pensée tout à fait behavioriste et sans aucune réflexion sur la notion de “public”, platement confondue avec celle d’audience. Les seuls à tirer les marrons du feu de ce type de “recherche”, ce sont les boites privées qui se font financer (sur fonds publics évidemment…) pour ce type d’opération de marketing, et bien entendu jamais les publics qui sont totalement méconnus et méprisés dans ces contextes, puisque renvoyés à leur seule position de consommateurs.

Ici, il s’agit bien de violence sociale, car la violence, ce n’est pas simplement quand des flics tabassent des manifestant.es sans défense, ni quand des terroristes attaquent des civils désarmés, ni quand notre gouvernement manipule la démocratie pour imposer son idéologie mortifère sans débat démocratique. La violence, c’est aussi quand des institutions supposées porteuses et garantes de savoirs manipulent le langage pour produire volontairement de l’ignorance : c’est le cas, quand Universcience manipule le lexique de la recherche en faisant passer un vulgaire projet de marketing et d’influence pour de la recherche scientifique, et quand cette institution assigne ses publics à une identité préconçue où la seule aspiration légitime à penser serait la consommation de produits culturels, et non des attachements aux valeurs du savoir et à une certaine idée de la science comme accès à une pensée critique. La violence institutionnelle, c’est quand, dans un espace destiné à la médiation scientifique, on en arrive à ne plus penser le rapport à l’autre, au public, qu’en termes d’influence sur ses comportements.

Tout ceci m’amène à réaffirmer mon soutien aux activistes du climat qui investissent les musées et demandent des comptes à ces institutions culturelles au sujet de la faiblesse de leur prise en compte de l’urgence environnementale. Avec plusieurs collègues muséologues, nous avions déjà affirmé publiquement notre soutien à cette jeunesse légitimement inquiète et en colère dans une tribune publiée sur Bastamag : les actions de cette jeunesse ne se trompent pas de cible, car les musées ce ne sont pas seulement des expositions d’œuvres ou de savoirs, mais ce sont également des financements publics qui vont, comme on le voit ici, à des acteurs favorisant le consumérisme et donc la destruction de la planète. On ne peut pas d’un côté se prétendre vertueux, comme le font les musées quand ils déclarent travailler différemment pour prendre en compte la transition écologique et pour rendre le musée “durable”, ou encore quand la Cité des sciences et de l’industrie propose une exposition sur l’urgence climatique, et dans le même temps promouvoir l’IA et le consumérisme en s’appuyant sur des entreprises de marketing : c’est incohérent, et cette incohérence est nécessairement perçue par les jeunes publics bien éduqués et passés par l’université, ainsi que par les scientifiques en rébellion, qui s’engagent de plus en plus dans l’espace public en interpelant vigoureusement les musées. Je le redis ici : ils et elles ont raison d’investir ainsi les musées et les espaces d’exposition, car on ne peut plus accepter une telle duplicité.

Alors bien sûr, en ce moment, entre les guerres qui sévissent un peu partout, le désastre environnemental (dont la surconsommation d’informatique est l’un des ingrédients), et la violence sociale et économique des États à l’encontre de leurs citoyens, on peut se dire qu’on s’en fout pas mal du marketing appliquée à la culture et à la médiation scientifique. Mais non, justement, car c’est aussi par ce type de faux programme de recherche que la violence sociale, le flicage généralisé de la population, et le consumérisme destructeur de la planète s’infiltrent dans nos quotidiens et dans celui de nos institutions et de notre culture.

Que faire alors ? Je dirais que si les gens de musées – qu’il s’agisse de musées d’art, d’histoire, de société ou de science, peu importe -, si les gens qui travaillent dans les musées ne veulent pas être considérés dans très peu de temps comme le sont les journalistes qui travaillent dans les médias mainstream, c’est à dire avec une profonde défiance, alors il est urgent de réagir. Je suis persuadé qu’à Universcience et ailleurs, il n’y a pas que des obsédé.es de la rentabilité à court terme, du techno-solutionnisme et du marketing : il y a aussi des personnes sincères dans leur envie de partager leur savoir. Mais ces envies de partage sont bridées, occultées, empêchées de s’exprimer par la frange managériale qui sévit dans leurs établissements tout comme elle sévit à l’université, en y faisant les mêmes dégâts : nos présidences d’universités, nos DRH et parfois nos directions d’UFR, de laboratoires ou de départements, tout comme les DRH ou les directions des musées, ne représentent pas les personnes qui y travaillent. La plupart du temps, leur arrivée aux postes de décision est directement liée à leur médiocrité, à leur servilité à l’égard des pouvoirs politiques et économiques et à leur capacité à reproduire le langage faux, plat et vulgaire de la doxa libérale.

Comment réagir ? Il faut entrer en rébellion. Au sein de musées comme des universités, il faut refuser de collaborer à l’immense entreprise de destruction qui est en cours et qui conduit à ce que l’on confonde les publics et les étudiant.es avec des consommateurs de supermarchés. Il faut s’obliger à entendre, à écouter, et à accepter les voix de celles et ceux qui veulent changer le monde pour le rendre plus juste, plus vivable, plus libre et plus fraternel. Autrement-dit, il est urgent d’entrer partout en rébellion pour ré-institutionnaliser nos institutions, c’est à dire pour y refaire exister le souffle des utopies qui les ont fondées à l’époque révolutionnaire. Et pour cela, il faut cultiver des alliances entre personnes aux marges des institutions, en se donnant des objectifs de cohérence et de lutte, sans attendre quoi que ce soit ni de l’État, ni des présidences et directions de structures. Il faut, comme le suggérait la philosophe Isabelle Stengers, “cultiver une déloyauté envers ceux qui nous gouvernent“. Sans cela, la barbarie libérale qui s’est largement insinuée dans nos institutions finira par les phagocyter et les détruire, et nous serons responsables et coupables collectivement de cette destruction.