L’observation des pratiques culturelles : des observatoires pour quoi faire ?

L’observation des pratiques culturelles : des observatoires pour quoi faire ?

27 décembre 2011 0 Par Igor Babou

Ce court texte est la réécriture de mon introduction orale à la journée d’étude “Cultures et territoires : enjeux des observatoires de pratiques culturelles” que Nathalie Noël-Cadet et moi-même avons organisée à l’Université de La Réunion le 21 novembre 2011. Il est loin de faire le tour de la question, mais il s’agissait avant tout de présenter quelques pistes de réflexion.

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Les projets et réalisations se présentant comme des « observatoires de pratiques culturelles » se développent et se multiplient. Pour les acteurs culturels et les tutelles politiques, ils apparaissent sans doute comme des lieux de ressources dans une perspective de développement (territorial, économique, touristique, et bien entendu, culturel). En tant que dispositifs où se croisent des enjeux de connaissance et d’action, les questions qu’ils posent rejoignent celles que tout chercheur en sciences sociales se pose – ou devrait se poser… – à propos de sa propre pratique. En particulier, la question du sens de l’observation dans son rapport à l’action, celle d’une définition – sans cesse à repenser – des « pratiques culturelles » et de la légitimité des points de vue sur la culture.

Pour ouvrir et déconstruire certains des enjeux des observatoires de pratiques culturelles, on peut commencer par le thème de l’ « observation » et des « observatoires ».

Que signifie « observer » des pratiques culturelles ? La métaphore de l’observatoire est en elle-même éclairante : un observatoire, en astronomie  ou en astrophysique, c’est un lieu doté d’outils techniques destinés à l’observation du lointain (les étoiles, les planètes). Un observatoire héberge en général des chercheurs capables de mathématiser des trajectoires, afin de les prédire. Mais si la prédictibilité des trajectoires stellaires ne fait plus guère de doute, la prédictibilité d’une pratique ou d’un ensemble de pratiques culturelles est nettement moins assurée. Les recherches sur la culture et les sociétés n’ont, en général, pas d’ambition prédictive. Si on adhère aux réflexions de Jean-Claude Passeron à ce sujet, les sciences humaines et sociales sont plus des sciences de ce qui a existé, des sciences de l’Histoire et du singulier, que des sciences de la généralisation et de la prédiction. Et à mon avis, ce n’est ni par manque d’ambition, ni par manque d’outils mathématiques : c’est bien plus par la prise de conscience du fait que dans les affaires humaines, sociales ou culturelles, il n’existe aucune position d’extériorité possible. Que nous le voulions ou non, nous faisons corps avec nos observables, car nous sommes faits de la même étoffe qu’eux. Problème que les astronomes, eux, n’ont pas à affronter.

Mais l’observatoire c’est aussi le lieu surélevé où un pouvoir militaire prend position pour organiser le mouvement de ses armées, ou anticiper celui des armées adverses. La métaphore militaire est évidemment moins immédiatement sympathique que celle de l’astronome, mais elle a l’avantage de renvoyer clairement à une logique de l’action, et au lexique de la balistique, des cibles et des objectifs. Autrement dit, observer c’est déjà agir, et c’est aussi agir pour contrôler. L’histoire des sciences humaines et sociales nous le montre assez bien, et on pourrait égrener les exemples de catégories de descriptions devenues des catégories de l’action planificatrice une fois passées dans le sens commun ou une fois traduites dans les catégories du politique.

Ce constat renforce l’idée que l’on n’a jamais une véritable position d’extériorité vis-à-vis de la culture et du social. Mais entre l’idée d’une absence de position d’extériorité, et l’attitude volontaire qui consiste à observer pour fournir des cadres à l’action ou à la prise de décision (par exemple pour élaborer des politiques culturelles), il y a un pas important qui est parfois difficile à franchir pour les chercheurs, alors que cela peut sembler naturel pour les professionnels de l’action culturelle.

Ce n’est pas que les chercheurs seraient de grands timides ou qu’ils vivraient en haut de tours d’ivoire (pour reprendre un vieux stéréotype). Mais on acquiert avec la recherche le sens de la fragilité des cultures, et également celui des conséquences non intentionnelles, ou négatives, des actions menées au nom de critères qui n’émanent pas toujours d’une demande sociale, mais qui proviennent plus souvent d’une demande politique. Or, le temps du politique n’est jamais celui de la recherche ni des acteurs de la culture, et la pression de l’économie et de la rentabilité à court terme se substitue trop souvent à la réflexion et à l’écoute des besoins. Sans oublier le risque toujours présent de l’utilitarisme, c’est-à-dire d’une conception de la culture non pas comme ce qui exprime symboliquement l’identité d’une société et sa conception du vivre ensemble, mais comme une fonction utile à des objectifs stratégiques.

En fin de compte, le chercheur en sciences sociales est pris entre deux feux contradictoires : d’une part sa volonté de trouver la bonne distance par rapport aux demandes sociales tout en sachant qu’il n’est pas extérieur aux gens qu’il observe, d’autre part des demandes sociales d’action (ou d’accompagnement de l’action) issues du secteur culturel, demandes qui ne sont elles-mêmes pas totalement indépendantes d’enjeux non maîtrisables et parfois contradictoires avec l’idée de la culture comme expression symbolique d’une société.

Le deuxième problème important à poser, c’est celui  d’une définition des « pratiques culturelles ». Qu’est-ce qu’on entend par là ? Je vois trois grands volets à apporter au dossier – déjà volumineux et ancien – de cette question :

Le premier volet concerne la légitimité des pratiques culturelles : je me rappelle d’un ancien numéro d’une revue scientifique (la revue Hermès) qui s’intitulait « Toutes les pratiques culturelles se valent-elles ? » ((n° 20, Paris : CNRS Editions, 1996)). On doit bien reconnaître que depuis qu’on s’intéresse à la culture, les positions sur la légitimité ou l’illégitimité de telle ou telle pratique culturelle ont fortement évolué. Entre l’époque de la critique des industries culturelles (Theodor W. Adorno, l’Ecole de Francfort, etc.) et celle de la découverte de la culture de masse par des gens comme Roland Barthes et Edgar Morin (ce qui, au passage, a donné très directement naissance à notre discipline, les sciences de l’information et de la communication), on est passé d’une critique radicale et parfois exagérée de l’absence d’ambition émancipatrice de la culture de masse, à une vision parfois un peu naïve des bienfaits démocratiques de cette même culture de masse et des appropriations sociales auxquelles elle donne lieu. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’intérêt porté par les sciences humaines et sociales sur ces expressions culturelles a contribué à les légitimer : aujourd’hui, l’université forme à la médiation culturelle (Malraux en serait malade !), et elle forme aussi au journalisme et à la communication (c’est Adorno qui doit se retourner dans sa tombe !).

En dehors de la culture de masse, il y a évidemment la diversité culturelle, celle des savoirs non académiques, celle des pratiques ordinaires, les langues rares ou menacées, les références à la mémoire locale, ou encore certaines pratiques illégales ou en marge mais qui peuvent être revendiquées par les acteurs comme d’authentiques traits identitaires.  Autrement dit, il y a des pratiques culturelles qui seront difficiles à observer car elles ne font pas l’objet d’une planification, ni d’une politique. Elles sont invisibles, parfois volontairement invisibles, et leur non-observation les condamne à l’illégitimité. Mais après tout, on n’est pas obligé de tout documenter : ce serait à la fois illusoire et dangereux, car seuls les Etats policiers veulent tout documenter. Le lien entre légitimité et illégitimité culturelle pose de facto des limites à l’observation des cultures. Et c’est sans doute très bien ainsi, parce qu’on peut penser que toute créativité, par nature subversive, a besoin d’une part de secret et d’intimité : il faudra se faire à l’idée qu’un observatoire des pratiques culturelles ne sera jamais au courant des mouvements émergents, ou alors très tardivement, un peu comme quand les astronomes nous disent que certaines étoiles que nous voyons sont en réalité mortes depuis très longtemps.

Le deuxième volet de la question des pratiques culturelles, c’est ce qu’on entend par « pratiques ». Il y a des pratiques qui ne sont pas des pratiques de consommation : il y a là un point important à réfléchir, dans la définition des enjeux d’un observatoire, c’est celui de ne pas poser l’observation d’entrée de jeu sous l’angle de l’offre et de la demande, angle sous lequel un observatoire serait avant tout dédié à observer la fréquentation de lieux culturels définis comme tels par une politique culturelle. Car on en reviendrait alors à une conception fonctionnelle et stratégique de la culture, et alors adieu les définitions ouvertes de la culture comme expression symbolique du vivre ensemble et de l’identité ! Inversement, un autre danger serait de ne penser les pratiques culturelles que comme des actions de production culturelle engagées par des gens ou par des groupes : on occulterait alors le fait qu’il est tout à fait légitime d’être membre d’un public, et d’assumer que ce statut de membre du public repose sur l’absence d’action et sur une confiance dans les institutions qui produisent des discours et de la culture (l’ensemble des travaux de Joëlle Le Marec sur le statut de membre du public témoignent de ce fait ((Le Marec, Joëlle. Publics et musées, la confiance éprouvée. Paris : L’Harmattan, 2007)) ).

Le troisième volet de la question des pratiques culturelles, c’est qu’elles ne se résument pas à la plus ou moins grande légitimité d’un type de culture, ni à la manière dont on réfléchit à l’articulation entre des propositions culturelles et un public. Elles correspondent aussi à une matérialité : elles mettent en jeu des objets (patrimoniaux ou non), elles se déroulent dans des espaces et des topographies (l’architecture, le territoire, etc.) et elles dépendent de dispositifs qui sont organisés, gérés, et financés (les professionnels qui ont à gérer des lieux culturels le savent bien). Tout cela correspond clairement à des pratiques culturelles, et la question c’est de savoir quelle place un observatoire peut accorder, dans sa réflexion, à l’observation de cette matérialité et donc des politiques culturelles qui sont elles-mêmes bien souvent à l’origine des demandes d’observatoires des pratiques culturelles : on retrouve à ce niveau l’impossibilité d’une position surplombante de l’observateur.

En conclusion, si j’ai posé de manière volontaire des séries d’axes d’opposition, en montrant à chaque fois les problèmes que poserait le fait de trancher dans un sens ou dans l’autre, c’est d’abord pour inviter à la prudence dans l’élaboration de critères d’observation (un critère bien défini enferme souvent l’observation des pratiques au lieu d’en déployer toutes les significations possibles) : ce que la recherche peut apporter aux professionnels de la culture, c’est tout ce qu’apportent les démarches qualitatives, non mathématisées et non réduites à des critères de prédictibilité. Donc pas forcément des méthodes formalisées, mais peut-être plus une habitude de la réflexivité qui nous rend à l’aise avec le travail sur des échelles multiples, sur des empilements de médiations plutôt que sur des axes d’oppositions, et sur des situations complexes où l’observateur rétroagit sur l’observé (et vice versa). Inversement, ce que les professionnels nous apportent, à nous les chercheurs, c’est une connaissance intime du terrain et de ses enjeux, mais aussi des questions et une capacité de dialogue qui redonne parfois sens à ce qu’on fait. C’est aussi dans le dialogue avec les professionnels qu’on trouve parfois des alliances et des dynamiques de résistance face aux replis identitaires ou à la médiocrité bureaucratique.

Ensuite, si j’ai volontairement introduit toutes ces zones d’incertitude, c’est pour inviter à une pensée de l’écologie des cultures. Un observatoire pourrait avoir comme objectif de rendre compte de la diversité, moins dans une visée stratégique d’adaptation d’une offre à une demande, que pour préserver cette diversité comme ce qui fait que la culture est un processus actif et vivant, souvent rétif à la planification. Dans le contexte de l’ambiance crépusculaire qui est celle de l’Europe aujourd’hui, où l’on perçoit de plus en plus l’évidence de l’échec d’un projet culturel et politique, on a peut-être plus intérêt à préserver précieusement la diversité culturelle, et à l’observer avec modestie, qu’à vouloir la planifier à partir des idéologies et des méthodes qui ont conduit à cet échec.